Entre le « désespoir du monde » et la clarté lunaire, les « Three lunar seas » ont illuminé la planète bleue…
Opéra Grand Avignon, vendredi 5 avril 2023, 20h ; dimanche 7 avril 2023, 14h30. Durée 1h15.
Livret de Ben Osborn, musique de Joséphine Stephenson. Opéra chanté en anglais, surtitré en français
Direction musicale, Léo Warynski. Mise en scène, Frédéric Roels. Scénographie, lumière et vidéo, Dori Deng. Costumes, Lionel Lesire. Chorégraphie, Emilio Calcagno. Assistante à la mise en scène, Nathalie Gendrot. Etudes musicales, Philip Richardson
Her, Eduarda Melo. She, Jess Dandy. The Midwife / The Watchman, Anas Seguin.
Cynthia, Patrizia Ciofi. He, Ari Soto.
Serena, Kate Huggett. Un enfant, Timothé Mauras
Chœur de l’Opéra Grand Avignon. Cheffe de chœurs, Aurore Marchand
Orchestre national Avignon-Provence
Création mondiale. Nouvelle production de l’Opéra Grand Avignon
Réservations : www.operagrandavignon.fr, ou 04 90 14 26 40, ou sur place.
Voir aussi toute la saison 2022-2023 de l’Opéra Grand Avignon
Entre le « désespoir du monde », chanté dans le livret, et la clarté lunaire qui illumine mystérieusement le décor, ces Three lunar seas, avant-dernière production lyrique de la saison 2022-2023, ont composé une belle découverte…
C’était pour (presque) tous une grande première, préparée par quelques rencontres en amont. Une création mondiale, pour Joséphine Stephenson jeune compositrice qui signait là son premier grand opus, œuvre lyrique pour chœur, orchestre, soliste et danseur. The three lunar seas, les « Trois mers lunaires » ont été créées en public le vendredi 5 avril 2023, justement un soir de pleine lune. Un pur hasard, s’amusent les intéressés, mais un clin d’œil qui n’aura échappé à personne !
A l’évidence les trois sujets – la parentalité d’un couple de femmes, la maladie qui s’invite au sein d’un couple, et la légitimité de l’activisme idéologique – relèvent plutôt d’un traitement journalistique. Quant au livret, en anglais, de Ben Osborn, malgré quelques fulgurances poétiques, il souligne par son prosaïsme la présence insistante, parfois plombante, de la réalité triviale. Néanmoins l’opéra The Three lunar seas est une vraie réussite artistique. Sa cohérence interne repose sans doute sur l’intime imbrication des trois histoires, entrelacées en une fusion narrative et poétique d’une troublante fluidité que souligne avec légèreté le rideau mouvant de tulle blanc. Que trois récits, distincts par leur sujet, leur contexte, l’identité et l’âge des personnages, deviennent ainsi œuvre unique intelligible, tient à la richesse orchestrale de la partition de Joséphine Stephenson, à la sobre élégance de la scénographie, lumière et vidéo de Dori Deng dans une esthétique tout en noir et blanc, et à l’expressivité de la mise en scène de Frédéric Roels, dont le Peter Grimes avait magistralement accompagné la réouverture de l’Opéra après les longues années de travaux, après le Don Giovanni, le film. Halo blanc, disque lumineux de la lune ou sphère sombre de la Terre (?) accompagnent alternativement les tableaux, avec une sobre élégance baignée de mystère.
La réussite tient aussi, et en grande partie, aux interprètes. Sous la baguette inspirée de Léo Warynski, spécialiste de musique contemporaine comme de l’ Akhnaten de Philip Glass à Nice, tout autant que d’une Carmen circassienne ici même, l’Orchestre National Avignon-Provence a épousé toutes les variations de tempo et d’intensité de la partition, dessinant ainsi des univers homogènes dans leurs nuances, enrichi notamment des accents troublants d’un orgue de verre, ou cristal Baschet. Tous les chanteurs, également comédiens accomplis, ont donné voix et corps à leur personnage. La soprano portugaise Eduarda Melo (site officiel) – Zerlina dans Don Giovanni, le film – en future maman (Her) déchirée par une fausse couche, est soulevée de doutes et d’inquiétudes après l’enthousiasme joyeux de l’insémination ; une voix mobile accompagne les soubresauts de ses émotions ; nous l’avons entendue en Zerlina dans Don Giovanni, le film. Sa compagne de scène (She) la contralto britannique Jess Dandy (site officiel) offre avec brio une présence chaleureuse, avec des inflexions trahissant aussi l’inquiétude devant un avenir incertain.
Kate Huggett (site officiel) a certes créé la surprise en apportant sa couleur propre de chanteuse folk sonorisée, parfaite dans le rôle de Serena la jeune activiste, militante révoltée et intransigeante ; le baryton Anas Seguin – que nous avions vu dans Un Barbier, du CFPL -, dont la voix s’arrondit au fil des années dans une chaude plénitude, sait équilibrer son jeu vocal et scénique dans le rôle du gardien, plus complexe qu’il n’y paraît.
Les Chœurs de l’Opéra Grand Avignon, même peu flattés par leur tenue immaculée rigide, inspirée de mauvais films de science-fiction, ont également contribué à la belle homogénéité vocale de la production.
Mais c’est sans doute le récit central qui vous submerge le plus intensément et profondément ; peut-être à cause de la prévalence statistique de la maladie, plus sûrement encore par la présence de la soprano Patrizia Ciofi (Cynthia), capable d’irradier de vibration intérieure, quel que soit le rôle. Toujours dans la contradiction d’une retenue douloureuse et d’un engagement total, elle est « le » personnage Her ; avec une ligne de chant toujours précise mais toujours prête à se briser dans l’intensité de l’émotion, tout son être se laisse traverser par le grand frisson de la tristesse, de la révolte, de la souffrance, de l’incompréhension mêlées. Ari Soto, danseur de premier plan du Ballet de l’Opéra, donne à He une troublante intensité ; immobile, lové sur son lit, muet, le mari qu’in interprète glisse peu à peu dans la maladie sournoise qui le prive irrémédiablement de son identité et signe ainsi la mort définitive du couple ; même inerte il dégage une énergie paradoxale, et, chorégraphié a minima par Emilio Calcagno – qui semble sur un siège éjectable (?) -, il se révèle d’une indomptable vulnérabilité. Cette production pourrait d’ailleurs être la dernière en terre avignonnaise du chorégraphe, dont nous avions détesté Storm mais apprécié le Matin de printemps, l’Opéra Grand Avignon ayant publié il y a quelques semaines sur sa page Facebook un message appelant candidature à la succession.
Quelques spectateurs ont quitté la salle assez rapidement ; on peut comprendre leur trouble ou leur désappointement, un peu moins leur indélicatesse vis à vis des artistes. L’on pouvait craindre que, à trop plonger dans l’actualité, l’opéra contemporain, quel qu’il soit, n’en restât lourdement prisonnier ; et que ce « hic et nunc » ne l’empêchât d’accéder au « semper et ubique » auquel chaque œuvre d’art doit prétendre.
Ce ne fut pas le cas. La lune tutélaire que Frédéric Roels directeur de l’Opéra Grand Avignon, son autre casquette, convoquait sur sa saison 2022-2023, a fait briller ses trois mers sur notre vieille terre.
Et les applaudissements in fine ne semblaient pas de simple complaisance… Avec The tree lunar seas, comme avec les autres créations que nous avions vues en ce même lieu dans les années antérieures, L’Ombre de Venceslao de Matalon, ou Vanda de Lionel Ginoux, l’opéra contemporain sait parler du monde contemporain avec un langage intemporel.
G.ad. Photos Mickaël & Cédric Studio Delestrade
Laisser un commentaire