Pierrette Dupoyet vit, parle, rit, à 200 à l’heure.
Depuis 40 ans on lui pose et repose sans doute les mêmes questions, et elle y répond toujours avec la même spontanéité souriante. Depuis 40 ans en effet, car elle est « un cas ». « La Dupoyet », selon l’expression consacrée, est la doyenne des théâtreux, et cet été elle fêtera son 42e Avignon. Elle est auteure, metteure en scène, comédienne… la femme-orchestre, en quelque sorte.
Nous l’avons déjà chroniquée et interviewée plusieurs fois. En cours de saison, le 23 février 2024, elle vient à Avignon dans le cadre des ATP rejouer son Louis Braille, au-delà des yeux clos.
-Pierrette Dupoyet, il est de règle dans les restitutions d’interviews de se vouvoyer. Mais nous nous connaissons depuis longtemps, et de surcroît le tutoiement est chez toi un mode de vie… Tes grands inspirateurs sont toujours des personnages forts, des personnalités hors du commun ou que l’Histoire a placés dans des situations extraordinaires. Quels sont tes critères de sélection ?
–C’est toujours un coup de cœur, une émotion, ou que je découvre, ou que je porte en moi depuis longtemps. Pour Louis Braille, par exemple, j’étais amie depuis très longtemps avec un comédien aveugle ; j’avais totalement oublié qu’il était aveugle ; et quand il est décédé, l’hiver dernier, je me suis demandé quelle avait été sa vie, comment était son quotidien. Il avait appris un poème de Rimbaud en braille… La lettre du voyant, tu imagines le symbole ! Et à partir de là je n’ai eu de cesse de découvrir qui était Louis Braille. J’ai visité sa maison natale, j’ai monté le spectacle, et c’est hallucinant : ces jours-ci j’étais au Dôme d’Angers, avec 600 personnes debout ! Ça parle vraiment à tout le monde. Le texte publié a connu déjà deux rééditions. En fait, on s’aperçoit que presque tout le monde est concerné, soi-même, ou par des amis, mais aussi en tant que malvoyants. Mais c’est aussi n’importe quel handicap ; comment se forge le regard des autres sur le handicap ? Louis Braille a un tel succès que je le reprends cet été au festival au théâtre Buffon à 11h30, et Sarah Bernhardt à la Luna à 16h (Buffon, Luna et Au coin de la lune sont 3 théâtres permanents d’Avignon, dirigés par Dominique Tesio, avec Stéphane Baquet en directeur artistique, où se tissent des histoires d’amitié et de fidélité, NDLR). En 2023 on a fêté les 100 ans de la mort de Sarah Bernhardt (1844-1923, NDLR), avec une immense exposition au Petit Palais. En fait non, je fais une erreur. Je reprends, non pas Sarah Bernhardt mais Les parias chez Victor Hugo.
– J’avoue que je ne connais pas ce spectacle-là ; il faut que je vienne le découvrir.
– Je l’ai créé en 2000, et la même année j’ai fait Maupassant, Yourcenar et Hugo. Je l’ai repris en 2012, mais c’est alors la création de L’Orchestre en sursis, sur Auschwitz, qui a jeté de l’ombre sur Hugo. Je joue sur scène avec des masques – c’est très rare pour moi -, et j’interprète toutes les grandes figures emblématiques des combats de Victor Hugo, dans ses grands discours contre la misère. Prends un texte de 1848, on le croirait écrit dans un journal d’aujourd’hui !
-Cet été donc tu reprendras deux spectacles. Mais comment vois-tu ce festival, qui sera quelque peu particulier, inédit ? Les dates mêmes sont un vrai casse-tête !
– Moi je suis une fille optimiste. Le Off a annoncé qu’il commençait début juillet, mais il y a de nombreux théâtres qui vont commencer avec le In, le 29 juin. Je jouerai du 29 juin au 21 juillet, au Buffon et à la Luna. Mais tu sais, avec les Jeux Olympiques ça va être compliqué pour tout le monde. Déjà maintenant, avec les travaux dans Paris on ne peut déjà plus circuler. Et en juillet les Avignonnais ne sont d’habitude plus là, puisqu’ils nous louent leurs logements ; on ne les voit jamais ; cette année, au moins, on les verra. Et les professeurs ne seront pas encore en vacances ; ils pourront venir, ils sont nombreux dans le public.
-Toi qui es un modèle d’organisation (et ce n’est pas une plaisanterie), comment prépares-tu tes spectacles ? Tu réunis d’abord la documentation, ou tu griffonnes quelques mots ?
-Je ne griffonne jamais rien « d’abord ». Je suis tous pores, cœur et peau ouverts. Quand j’ai choisi mon personnage, je pars en recherche, en rencontre… Je rencontre les descendants, je prends l’avion pour les Etats-Unis si nécessaire, en Grèce pour Yannis Ritsos ou ailleurs. Je vais aux Archives nationales, je cherche tous les événements politiques qui ont pu servir de cadre, je lis les correspondances, comme pour Rimbaud ou pour Marie Curie. Je visite les maisons natales – les maisons, c’est très important -, les cimetières, comme pour Louis Braille, Sarah Bernhardt, ou Marie Curie. En fait, je cherche ce qui fait le plus de force en moi, et je me dis que, si ça fait résonance en moi à un ou 2 siècles de distance, il y a de fortes chances pour que cela résonne aussi pour le public. Pour Louis Braille, j’ai rencontré les associations, Valentin Haüy, l’Institut national des jeunes aveugles… Ensuite, je me mets à la bande-son en labo avec mes musiciens, car la musique est très importante. Je la travaille comme une courbe de température : elle monte pour soutenir et accompagner la tension par exemple, comme pour Hugo.
-Tu joues depuis des années dans de nombreux pays. Comment cela se passe dans les pays non francophones, étant donné que le texte a une grande importance ? Et comment reçoivent-ils ces personnages, qui appartiennent majoritairement à l’histoire française ?
-Je vais surtout dans les pays francophones : c’est la France qui me paye, et c’est toujours par les ambassades, avec lesquelles je suis toujours en contact. Et je suis en train de préparer, à la suite d’un colloque universitaire, un ouvrage sur le théâtre français dans les pays en guerre : toutes mes missions depuis des décennies, puisque je n’ai jamais cessé de parcourir les pays sous les bombes ; en fait 3 gros tomes, et dont le 1er sera disponible en juin cette année.
-Et dans les pays non francophones, comment entre-t-on dans tes pièces ?
-A Kiev par exemple, il y avait en hauteur un bandeau avec surtitage ; mais c’est une horreur : les gens lisent le texte, et ne regardent pas la scène. En Ukraine aussi, et en Pologne, on a essayé des écouteurs ; mais ce n’est pas mieux ; pour Balzac en Ukraine par exemple, j’entendais de la scène la voix qui débitait le texte, platement, et ce n’était même pas un comédien ! J’ai appelé l’Ambassade de France à Kiev, je leur ai dit : arrêtez tout, je ne veux pas de traduction ! Laissez les gens s’embarquer, ils comprendront d’eux-mêmes ; on leur donne un programme avec le déroulé de l’action, c’est suffisant. Et de mon côté j’apporte toujours une exposition, en français, en anglais, et dans la langue du pays ; il y a des explications et des articles de presse : il doit y en avoir de toi (rire) ! Et alors les gens se laissent bercer, et ils comprennent tout, il n’y a jamais eu de quiproquo ! En Ouzbékistan par exemple, on avait eu un débat, avec un traducteur : le public avait tout compris du spectacle. Les jeux de scène, la musique du texte, la tessiture vocale, les accessoires, la lumière, ça suffit… Et pour Louis Braille, pour les non-voyants c’est pareil, il y a le texte, la musique….
-Et la bande-son est un vecteur important.
-Quand j’ai fini la bande-son, j’écris sur elle, et aussi sur les silences : c’est important aussi, les silences ! Et là tout va très vite. On me demande souvent combien de temps me prend l’écriture d’un spectacle ; je mets à peu près un an à aller chercher des sources, à bâtir ; mais après, c’est 3 semaines, pas plus. La difficulté, c’est que j’ai toujours trop à dire ; il ne faut pas dépasser 1h1/4 ; au festival d’Avignon, on a des créneaux de 2h, tout compris. Et c’est cette durée-là qui s’est imposée partout. L’heure et quart est devenu un standard, du Grand théâtre de Saumur à 600 places, jusqu’aux plus petites salles.
-Mais tu as un texte écrit ?
-Oui, et tout de suite après les premières représentations je publie le texte ; jamais avant la création, qui se fait toujours à Avignon, où j’ai un public fidèle ; j’attends la fin du festival, parce qu’en cours de route je fais parfois quelques modifications en fonction des réactions du public. Et à la fin du festival, le texte est coulé dans le marbre. Sais-tu que j’ai des fidèles qui viennent le 1er jour et le dernier, et qui repèrent les changements ? Ils aiment repartir avec le texte, et ils y trouvent aussi quelques petits bonus.
-Pendant la genèse d’un spectacle, est-ce que tu te consacres exclusivement à un seul personnage, ou en mènes-tu 2 en même temps ?
-(rire) Je fais toujours 2 choses en même temps, et depuis longtemps. J’ai des camarades, des romanciers, qui se mettent au travail à 8h du matin, de peur de ne plus avoir d’inspiration. Moi je n’ai pas la hantise de la page blanche ! Quand je ralentis sur l’un, c’est que je fonce vers un autre… Je suis toujours en état d’émotion. Je suis en permanence en balance entre deux personnages différents. Par exemple, j’avais en même temps Acquittez-la (en 2021 et en 2022), un sujet très dur d’une femme qui avait tué son mari violent, et Hugo, un héros romantique.
-Dans cette boulimie et ces allers-retours, un personnage te « purge » de l’autre, si je peux dire ?
-Oui. Mais quand je suis avec l’un, j’ai la gourmandise de revenir vers l’autre, et je suis impatiente comme si c’était une urgence. Comme tu le sais, c’est moi qui fais tout : j’écris, je mets en scène, je dessine les costumes, je joue ; je suis à la fois la mère et la fille de mes spectacles. Pour Louis Braille, je me sens solidaire de tous les handicaps, de la façon dont ils subissent les regards. Quand mon ami est décédé, je me suis demandé : mais au fait, comment vivait-il au quotidien ? Entre nous on ne parlait que de théâtre, et j’avais oublié qu’il était aveugle. Sur scène, il jouait chevilles nues ; il faisait tendre des fils de nylon, invisibles, pour guider ses déplacements, ce qui lui permettait d’être sur scène sans canne. Je vais te raconter une anecdote. Tu connais peut-être un pianiste avignonnais aveugle, Gilles de la Buharaye ?
-Bien sûr. J’ai fait sa connaissance il y a des années au théâtre du Chien qui fume, pour un concept qui s’est maintenant répandu, mais qui à l’époque était novateur : un concert dans le noir.
-Eh bien j’étais en train de dédicacer dans une librairie, comme ça m’arrive souvent ; je jouais Léonard de Vinci ; une femme m’apostrophe : vous n’êtes pas scientifique, vous n’êtes pas ingénieur du CNRS, et de surcroît vous êtes une femme ; de quel droit êtes-vous Léonard de Vinci ? Il y avait une quarantaine de personnes ; au fond de la salle, une voix s’élève : « c’est le plus beau spectacle que j’aie vu au festival ! » Tout le monde se retourne : c’était Gilles ! Et il s’en va. Le dernier jour du festival, je suis à la gare ; Gilles est là, qui vient me remercier… Et à la suite de cette rencontre, il a composé des morceaux en pensant à moi, et c’est lui qui a composé toute la musique de mon Balzac. Il a même fait un CD. Ça change le regard ! Moi par exemple quand je suis à l’étranger, j’écris de vrais textes sur des cartes postales, avec de beaux timbres ; certains me disent : ce n’est pas la peine, pour un aveugle ! Mais lui me dit : je me fais lire la carte, décrire le timbre…
– Il y a une question que je crois ne t’avoir jamais posée : si tu n’avais pas été ce que tu es, qu’aurais-tu aimé être ou faire ?
-(sans hésitation) Un travail dans la justice, comme avocat, ou policière de terrain ; j’ai un immense respect pour ceux qui risquent leur vie pour les autres. Ou médecin, mais les études sont trop longues. Je joue dans les prisons, j’ai joué Jaurès en psychiatrie. J’aurais de toute façon voulu un métier imprégné d’humanisme…
-C’est en effet le message que tu portes. Et ce festival 2024, comment le vois-tu ?
-Tu sais que ce sera mon 41e festival ?
-41e festival, mais 42e Avignon, parce que, l’année d’annulation pour cause de Covid, tu étais venue pour la Semaine d’art en Avignon, en octobre 2020.
– C’est vrai. En tout cas, je suis une grande VRP du festival. Je n’écoute jamais ceux qui disent qu’il y a trop de spectacles ; je leur dis : vous êtes venus combien de fois ? 2 fois, 3 fois ? Ce n’est pas assez, revenez ! Ce festival, le monde entier nous l’envie, il est unique ! Cette liberté de ton, cette absence de sélection, il faut les garder ! De toute façon c’est le public qui va décider, ce n’est pas les tourneurs, pas les attachés de presse. Nous devons rester les artisans de nos vies. Si nous nous posons des questions, ce doit être sur nos spectacles, pas sur le festival. J’ai fait une conférence, qui devient un livre, sur la culture face à la Covid ; c’est la culture qui a résisté !
-Justement, j’allais oublier la question que je voulais te poser sur cette période. Je sais que, pendant la pandémie tu n’as jamais arrêté de travailler, et de te produire dans des lieux ouverts…
-Oui, dans une grange de Touraine, et partout. On était dehors, tout le monde avait le masque, et on jouait. J’ai l’exemple du directeur du théâtre d’Angers, une scène nationale ; il disait : ma scène nationale, c’est sous les balcons, sur les places… ; il donnait son numéro de téléphone : faites appel à moi, je viendrai. Et alors on a découvert que la culture, contrairement à ce qu’on nous disait, est un produit essentiel ! J’avais même écrit une lettre à la présidence à ce moment-là. Interdire la culture, c’est le début du totalitarisme. Je recevais quantité de lettres : revenez-nous ! C’était extraordinaire pour prendre le pouls du public.
-C’est vrai que, pendant cette période, tu envoyais à tous tes correspondants des courriels d’encouragement, d’espoir. Et maintenant avec le recul, quel bilan peut-on tirer de cette période ?
-Un bilan négatif. Beaucoup de compagnies sont mortes. Certaines ont explosé de l’intérieur : certains membres étaient pro-vaccin, d’autres non : difficile de tenir ! Ça a créé un fossé entre ceux qui voulaient s’en sortir et qui ont tenu bon, et ceux qui sont devenus vendeurs de pizzas, même si je n’ai rien contre les pizzas ! On l’a bien vu quand on est revenus en 2022 : il y avait beaucoup moins de compagnies.
-Il semble aussi que la Covid ait changé les relations humaines : on voit l’autre comme un danger, on ne va plus spontanément vers lui.
-Dans notre milieu, on s’embrasse beaucoup ; maintenant on ne s’embrasse plus, mais ça reviendra. Ce ne sont que des comportements physiques ; dans le mental nous sommes forts, nous sommes des survivants.
-J’ai une cousine médecin qui ne fait plus la bise, mais qui embrasse dans le sens étymologique, qui prend dans ses bras, qui étreint…
-Alors c’est très bien, on ne s’embrasse plus, mais on s’étreint ! A très bientôt donc pour Louis Braille aux ATP ; je suis ravie de venir à Avignon avant le Festival.
Propos recueillis par G.ad. Février 2024
Annie DAVID dit
Bonjour Pierrette
J’étais hier soir au théâtre Benoit XII pour la représentation de la pièce « Louis Braille » et je dois dire que conformément à l’ excellence des spectacles sélectionnés par les A.T.P., j’ai été particulièrement émue par l’ votre interprétation, la musique et la mise en scène de l’histoire incroyable de cet homme à travers le regard de sa mère.
Un grand merci Pierrette pour ce moment de rare émotion.
Classique dit
Merci, Annie, pour votre témoignage. Nous y étions aussi, et à chaque fois saisie par la même émotion – et la même admiration – : un grand moment de théâtre et un grand moment d’humanité.
Nous transmettons votre message à Pierrette, qui est toujours très sensible aux retours du public. Sous 2 ou 3 jours nous mettrons en ligne notre compte rendu de spectacle. N’hésitez pas à réagir…
Et bravo aussi aux ATP pour la qualité de leur sélection, et la chaleur de leur accueil.
Cordialement,
Geneviève