Remarquable de finesse et d’intensité
Dimanche 5 février 2023, 17h, 1h, Avignon – Conservatoire du Grand Avignon – Amphithéâtre Mozart. Dans le cadre de la saison de Musique Baroque en Avignon (site officiel)
Amel Brahim-Djelloul, soprano (site officiel). Nicolas Crnjanski, violoncelle (Facebook). Jérôme Corréas, direction/ clavecin (site officiel des Paladins)
« La morte de Lucrezia »
Antonio Vivaldi, Sonate n°3 en la mineur pour violoncelle et basse continue (Largo – Allegro – Largo – Allegro). Alessandro Scarlatti, « Lucrezia Romana », cantate pour soprano et basse continue. Antonio Vivaldi, Sonate n°6 en si bémol majeur pour violoncelle et basse continue (Largo – Allegro – Largo – Allegro). Georg-Friedrich Haendel, « La Lucrezia », cantate pour soprano et basse continue
Production : Les Paladins (site officiel)/ Jérôme Corréas. En co-réalisation avec l’Opéra Grand Avignon
Voir aussi toute la saison de Musique Baroque en Avignon
C’est un concert qui, sans être spectaculaire, n’en est pas moins remarquable. Au sein de l’amphithéâtre Mozart du Conservatoire Régional qui offre un cadre chaleureux et une belle acoustique, le public ne s’y est pas trompé ; une écoute intense, un silence chargé d’émotion voire de recueillement, sans toussotement, sans la moindre ébauche d’un applaudissement étourdi : le public, si nombreux qu’il avait fallu ajouter des chaises, était aussi exceptionnel que le concert.
Après la flamboyance de Vivaldi portée par le Concert Spirituel dirigé par Hervé Niquet (notre entretien avec Hervé Niquet), après les accents ensoleillés du ténor Emiliano Gonzales Toro et de l’ensemble I Gemelli, après le talent délicat du Café Zimmermann, qui ont été fort applaudis, la saison 2022-2023 de Musique Baroque en Avignon fait un sans-faute, et s’offre même des inédits. Le programme de « la mort de Lucrèce », proposé ce dimanche 5 février, est une totale création.
Amel Brahim-Djelloul, formée au CSNMD de Paris, puis passée par le « Jardin des Voix », de William Christie que Musique Baroque en Avignon recevra en fin de saison pour 2 concerts différents, les 27 et 28 juin 2023 -, avant d’être nommée aux Victoires de la Musique 2007 (révélation lyrique) a déjà montré diverses facettes de son talent. On l’a entendue en octobre, à l’Autre Scène de Vedène, invitée par l’Opéra Grand Avignon, dans « l’autre » volet de son talent, le répertoire de ses racines algériennes (« Les chemins qui montent » ; voir les comptes rendus du concert et du CD éponyme). On aime aussi la retrouver dans son univers « classique », elle qui a déjà fait battre le cœur d’Avignon et du Vaucluse : elle fut entre autres à l’Opéra Grand Avignon une délicate Adina (L’Elisir d’amore) et une pétillante Pamina (Die Zauberflöte), et aux Chorégies d’Orange un délicieux Andreloun dans une Mireille d’anthologie ; sur cette même impressionnante scène orangeoise, elle a participé à un mémorable Requiem de Fauré ; d’un Requiem à l’autre, elle chantera celui de Mozart le 8 juillet 2023, tout près de notre région, à Die dans la Drôme.
Par ailleurs, la réputation de Jérôme Corréas fondateur des Paladins n’est plus à faire. Avec le violoncelliste Nicolas Crnjanski, il accompagnera la soprano à travers toutes les difficultés et tous les bonheurs de ce répertoire. Et « le challenge est une réelle motivation ». Voir notre entretien avec Amel Brahim-Djelloul.
Une femme victime d’un viol sauvage, qui ne voit d’autre issue que la mort, c’est le sujet choisi par Jérôme Corréas, un sujet qui, au-delà de la qualité artistique, interroge douloureusement notre époque. C’est un épisode tragique de la Rome antique, où Lucrèce en 509 avant Jésus-Christ, a (aurait ?) été violée par Sextus Tarquin, le fils du roi Tarquin le Superbe dont son propre mari était un proche. Lucrèce explique à son père et à son mari qu’elle ne veut pas survivre au déshonneur, et se suicide avec un couteau. Depuis l’Antiquité, ce personnage devenu mythique n’a cessé d’inspirer tous les arts, peinture, littérature, musique, sculpture… Ce sont donc deux cantates italiennes qui constituent ce programme inédit choisi par Jérôme Corréas (voir l’entretien de Jérôme Corréas avec MBA), composées par Scarlatti (1660-1725) et Haendel (1685-1759) ; celui-là est bien italien, celui-ci est allemand mais il est alors venu conquérir Rome, avant de devoir partir en Angleterre. Les deux cantates sont signées du même librettiste, le cardinal Benedetto Pamphili (1653-1730). Le sujet devrait se prolonger bientôt en CD et en concerts espérés : quatre cantates sur le même thème, chantées par Amel Brahim-Djelloul, Karine Deshayes – très présente dans nos pages, dont un concert lyrique avec Delphine Haidan et l’Onap en début de saison -, Sandrine Piau – récemment entendue à Avignon avec l’Ensemble Contraste -, et d’autres encore…
Le concert inaugural montrait un parfait équilibre, alternant les parties vocales et deux sonates de Vivaldi de même structure, donnant à la soprano repos et respiration bienvenus. En quatre mouvements toutes deux, la 3e Sonate, en la mineur, entrait doucement dans la parenthèse inspirée, alors que la 6e, en si bémol majeur, prolongeait dans un apaisement relatif la force émotionnelle de la cantate intercalée, et l’allegro final retenait ses effets pour donner plus libre cours à la Lucrezia de Haendel. Le violoncelle de Nicolas Crnjanski, sombre dans le largo, dansait avec virtuosité dans l’allegro. Et Jérôme Corréas, claveciniste à la carrure d’athlète, caressait le clavier avec des délicatesses de libellule.
La voix très pure d’Amel, sa chaleur lumineuse, l’authenticité de son interprétation, libèrent des profondeurs d’émotion vertigineuses. Entre récitatifs, airs et ariosos, elle passe par les affects les plus violents, stupeur, fureur, désarroi, désespoir, douleur, résignation (Scarlatti), ou vengeance terrible (Haendel) ; au prix d’un ambitus très large, d’un bout à l’autre d’un timbre qui, dans la violence même, demeure toujours d’une très fine justesse et d’une sensibilité troublante. Le silence qui suit les notes finales suspendues, vocales chez Scarlatti, instrumentales chez Haendel, porte la charge intense du bouleversement qui étreint l’héroïne, « de la souffrance à la culpabilité », précise Amel Brahim-Djelloul (voir l’intégralité de notre entretien). « Le discours musical de Scarlatti et celui de Haendel sont profondément différents, et ils exigent encore plus de travail que deux rôles d’opéra, avec une tessiture très longue, depuis le grave d’une mezzo jusqu’aux aigus les plus pointus ». Amel a magistralement relevé le défi.
Cinq rendez-vous poursuivront la saison de Musique Baroque en Avignon, avec des affiches aussi prestigieuses et des programmes aussi séduisants. On souhaite vivement que Lucrèce trouve son prolongement, et que ce diamant dont les artistes ont fait jaillir la lumière continue à scintiller sur d’autres scènes.
G.ad.
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