Plaidoyer pour une reconnaissance
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Théâtre des Halles, du 29 juin au 21 juillet. Avec Natalie Dessay. Compagnie Longtemps je me suis couché de bonne heure
En attendant patiemment que les derniers arrivés grimpent jusqu’à leur siège du Théâtre des Halles, Natalie Dessay passe presque inaperçue. Une femme comme les autres, elle déjà là, sur la scène. Assise, le regard dans le vide, éclairée par la lumière crue de la salle. Car la vedette de la pièce tirée du texte de Marie NDiaye, Un pas de chat sauvage, dans cet après-midi de grande chaleur avignonnaise, ce n’est pas elle, l’immense chanteuse d’opéra qui ne chante plus à l’Opéra.
La diva, la cantatrice protagoniste de la pièce tirée du texte de Marie Ndiaye, c’est une autre. C’est même l’Autre : une femme d’ailleurs, une « pas comme les autres ». Différente. Maria « l’Antillaise », Ana María Loreto Martinez, celle que les critiques des gazettes parisiennes du XIXe siècle appelaient « la Malibran noire », était une artiste originaire de La Havane, et a connu un succès, aussi éclatant qu’éphémère, sur la scène parisienne, dans les années 1850. La romancière Marie Ndiaye – prix Goncourt avec Trois femmes puissantes – lui a consacré un beau roman, écrit à l’occasion de l’exposition du Musée d’Orsay Le Modèle noir (2019).
Que raconte donc cette mise en scène où texte, musique, chant et danse composent un spectacle baroque, surprenant et engagé ? Une universitaire parisienne, en mal d’inspiration et passablement déprimée (Natalie Dessay) voudrait écrire un roman sur Maria Martinez, chanteuse cubaine du XIXe siècle, qui connut une célébrité éphémère et le racisme à Paris, avant de disparaître dans la misère. Elle est approchée par une mystérieuse artiste noire, Marie Sachs (Anne Laure Segla) qui se conçoit comme la réincarnation de Maria. Entre l’écrivaine et l’artiste fantasque naît une relation de fascination et de rejet.
Or, Maria Martinez demeure une personnalité insaisissable : nul ne connaît l’année de sa naissance, à Cuba, ni même la date et les circonstances de sa disparition, après qu’elle eut chanté le répertoire lyrique dans la Salle Lepelletier et dans plusieurs théâtres parisiens. Immortalisée par les daguerréotypes de Nadar, où elle pose seins nus, célébrée par plusieurs articles de Théophile Gautier et de Baudelaire, elle est « à l’image d’un de ces chats sauvages, objet de curiosité, de pitié et d’attendrissement, dont on ne sait d’où ils viennent, ni même où ils vont ».
À part les très beaux portraits de Nadar, on ne connaît de Maria Martinez que les chroniques des gazettes parisiennes (déclamés sur scène) – où l’on déplore qu’elle ait osé s’habiller en satin rose et ne soit pas tenue aux vêtements bariolés qui siéent à « sa race » – et ses dernières lettres désespérées, écrites peu avant sa mort précoce, où elle supplie les autorités de lui allouer une pension, car elle est réduite à la misère. C’est tout. « Le gosier nègre », « le macaque », « la Malibran noire », Maria « l’Antillaise » a été effacée de l’histoire de l’Opéra.
Son homonyme Marie (Ndiaye) a donc construit son récit autour de ces rares documents. Des beaux monologues (pas ou peu de dialogues) portés à la fois par le personnage de l’écrivaine blanche et de la chanteuse noire. Le thème du double, de la projection sur l’autre, de la fascination et de la reconnaissance de soi dans un modèle, voire une « idole », traversent le spectacle et font écho au parcours artistique de Dessay. Elle chantera, d’ailleurs une chanson cubaine.
Finalement, dans la rencontre et le rapprochement entre l’universitaire et la mystérieuse diva de la nuit parisienne, surgira la vérité sur Maria : un être incompris, blessé, rejeté et finalement détruit par l’inintelligence artistique et le mépris social des hommes cultivés et bien-pensants de son époque.
Car cette pièce se veut surtout une dénonciation de la dépréciation dont Maria Martinez a été la victime, elle qui dérangeait la bienséance et les certitudes d’un milieu jaloux de ses normes sociales et de ses canons esthétiques. La déshérence de celle qui, contrainte à passer son chemin tel un chat sauvage, est condamnée à l’errance et à une mort misérable, a su nous émouvoir.
Dans la mise en scène intelligente de Blandine Savetier musique, chant et danse se répondent et font toujours sens. Branchée, drôle et sexy, flanquée d’un DJ bedonnant et transformiste, irrésistible (Greg Duret, auteur de la musique de scène), Anne Laure Segla incarne Marie Sachs, une « femme puissante ». Elle porte avec Dessay, dont le génie théâtral ne cesse de nous émerveiller, la responsabilité de la pièce et a su conquérir, elle aussi – avec sa voix, son corps triomphant, ses costumes spectaculaires et son aisance scénique – le public.
Chiara
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