Un virtuose du clavecin dans un répertoire de pépites méconnues
Dimanche 16 mars 2025, 17h, durée 1h10, Théâtre du Chien qui fume, Avignon
Musique Baroque en Avignon (site officiel). En co-réalisation avec le Théâtre du Chien qui fume
Skip Sempé, clavecin
1600, le clavecin virtuose en Angleterre : danses, fantaisies et variations
I. Anonymous, My Lady Carey’s Dompe. Anonymous, La Force d’Hercole. Williams Inglot (1553/54-1621), The Leaves bee green. William Byrd (1539/40-1623), Pavana : Sir William Petre. Galliard (MB4). Anonymous, Saltarello del Re. Thomas Tomkins (1572-1656), Pavan in 3 parts. William Byrd, The Galliard for the Victory. Fantasia (MB62)
II. Claudin de Sermisy, Tant que vivray. Anonymous, Galliard (Mulliner Book). William Byrd, Miserere mei Deus. Orlandon Gibbons (1583-1643), Fantasia (MB14). William Byrd, Wolsey’s Wilde
III. William Byrd, Prélude (MB 12). Orlandon Gibbons, Pavan (MB 17). The Lord of Salsbury’s in Pavin. Fantazia of four parts
Voir aussi toute la saison 2024-2025 de Musique Baroque en Avignon,
tous nos articles de mars 2025
et l’entretien de Musique Baroque en Avignon avec Skip Sempé
NOTRE CRITIQUE
Musique Baroque en Avignon poursuit sa saison d’excellence (voir nos comptes rendus antérieurs). Le virtuose Skip Sempé (site officiel), qui avait dû être déprogrammé l’année dernière pour raison de calendrier, a donné au théâtre du Chien qui fume un récital dont la fréquentation et la qualité d’écoute en ont étonné plus d’un.
Même si le clavecin solo souffre d’une réputation de relative austérité, le public avignonnais, fidèle ou occasionnel, est entré de plain-pied dans l’univers de l’Angleterre de 1600, mâtiné de pièces françaises – partitions imprimées à Lyon et Anvers, un répertoire dont Skip Sempé est un spécialiste éminent – et italiennes – imprimées à Venise -, en milieu de concert puis en bis. Skip Sempé joue à l’ancienne, avec une technique impeccable : « Cela fait 50 ans que je joue ce répertoire, nous a-t-il dit après le concert, j’ai commencé quand j’avais 12 ou 13 ans ; ce qui ne veut pas dire que ce doit une récréation ! » Il joue en effet avec partition, des pages qu’il fait glisser l’une sur l’autre au fur et à mesure des pièces, sans un mot pendant la première demi-heure.
« Merci pour votre écoute » : on est presque étonnés quand résonne sa voix. « En effet, poursuit-il, c’est une musique qui s’écoute. » Elle peut se regarder aussi. Dans ce théâtre qui est l’une des cinq scènes « historiques » d’Avignon, et où déjà MBA avait accueilli l’an dernier Lucile Richardot et Jean-Luc Ho, l’acoustique offre un écrin délicat à ce clavecin flamand à la sonorité subtile ; ainsi qu’au toucher précis de l’artiste, qui, de son Amérique natale, a imposé depuis longtemps en Europe et partout dans le monde son style particulier, sa fine connaissance des œuvres et sa curiosité éclairée pour les pièces peu ou mal connues ; ses recherches musicologiques et la création de son label apportent depuis plusieurs décennies une contribution majeure à la transmission de ce patrimoine.
A l’opposé de multiples salles qui confondent création lumières et paillettes insolentes, Franck Michallet projette sur la scène un éclairage fixe, comme tissé de dentelle, à moins que ce ne soit de fer forgé, qui permet au public de voir l’artiste sans l’écraser de couleurs agressives.
Entre les deux Stabat Mater de Vivaldi et Pergolese, fin janvier, et Mozart fin avril, voilà une excursion réussie en répertoire septentrional.
G.ad. Photos G.ad.
BIOGRAPHIE
Skip Sempé
Dans les dernières décennies, Skip Sempé s’est acquis une réputation de claveciniste, chambriste, chef d’orchestre, directeur artistique, enseignant, formateur, conférencier et savant musicologue. Fondateur des ensembles Capriccio Stravagante, Capriccio Stravagante Renaissance Orchestra et Capriccio Stravagante Les 24 Violons, directeur artistique du label Paradizo, de la Piccola Accademia di Montisi ainsi que du Festival Terpsichore de Paris, Skip Sempé a été artiste en résidence au Festival de musique ancienne d’Utrecht et au Bozar de Bruxelles.
Souvent considéré comme l’un des derniers pionniers du renouveau de la musique ancienne, Skip Sempé retrouve et met en valeur une esthétique musicale et une mission artistique en voie de disparition. Avec plus de quarante de ses enregistrements en soliste et avec le Capriccio Stravagante primés par la critique, de même que ses concerts dans le monde entier et l’ensemble des essais substantiels de son Memorandum XXI, il opère une révolution dans l’exécution de la musique ancienne en s’érigeant contre un « son baroque » démodé et standardisé.
Elève de Gustav Leonhardt, Skip Sempé est un chercheur original dont la riche imagination confère à ses écrits une dimension philosophique dans son exploration de la pratique d’une exécution historique et c’est avec cette même imagination qu’il présente avec verve dans des essais prenants ses idées sur l’histoire de l’art. Mais avant tout, Skip Sempé est un musicien qui séduit et fascine par sa réserve magique et sensuelle de sons inédits. Son sens aigu du toucher du clavecin, la finesse de sa perception dans ses variations de la sonorité instrumentale, sa personnalité musicale spontanée sous-tendue par des dons de virtuose du clavier fait de lui un « pilote d’essai » convoité par certains des meilleurs facteurs de clavecin de notre temps.
En 2006, il crée le label Paradizo qui publie de nombreux enregistrements couronnés par des prix ainsi que le Memorandum XXI, une collection de ses propres essais accompagnée de cinq disques. Les vingt enregistrements précédents de Skip Sempé sont encore disponibles sur les labels Deutsche Harmonia Mundi, Astrée, Alpha, Teldec et Mirare. Souvent invité comme directeur artistique, il joue régulièrement avec Julien Martin, Josh Cheatham, Olivier Fortin, Pierre Hantaï, Sophie Gent, Doron Sherwin, Jordi Savall et les ensembles Collegium Vocale Gent, Pygmalion, Philharmonia, the Wrocław Baroque Orchestra, Vox Luminis, Capella Cracoviensis, Chanticleer, Les Voix Humaines, le Studio de Musique Ancienne de Montréal, le Helsinki Baroque Orchestra et le Concert des Nations.
En tant que soliste et chambriste, Skip Sempé a inspiré plusieurs générations de jeunes musiciens. Il a été membre du jury aux concours internationaux de clavecin à Bruges, Leipzig et Rouen, et il enseigne et donne des masterclass annuelles à la Villa Médicis/ Académie de France à Rome. Skip Sempé est chevalier dans l’ordre des Arts et des Lettres.
ANALYSE DES ŒUVRES
1600 : le clavecin virtuose en Angleterre : danse, fantaisies et variations
Spécificités de la musique anglaise
Dans l’histoire de la musique européenne, l’année 1600 consacre définitivement l’éclosion du baroque. Mais l’Angleterre, de par son isolement géographique, fait valoir son particularisme. Très peu de compositeurs continentaux occupent des postes clés en Angleterre et les échanges restent rares. Les caractéristiques stylistiques de la Renaissance perdurent.
Succédant au règne de Henri VIII, qui avait été lui-même un excellent musicien, celui d’Elisabeth Ière (1558-1603) administre à la musique anglaise une impulsion décisive qui ne faiblira pas sous les Stuart (1603-1649). Longtemps sous-estimé en regard de la musique vocale, le répertoire instrumental – celui pour consort, c’est-à-dire pour ensemble, et celui pour luth ou clavier, à usage liturgique, privé et domestique – constitue un vivier important de formes et de techniques.
L’ère des virginalistes
Face à l’inspiration liturgique, dévolue à l’orgue, les virginalistes cultivent abondamment un répertoire original pour cet instrument à table rectangulaire – avec cordes parallèles au clavier – dont l’usage était essentiellement destiné aux jeunes filles. Ne disposant pas de l’expressivité naturelle propre au luth, le virginal privilégie une écriture plus contrapuntique et un propos plus savant, par-delà les formes populaires (les danses) qui suscitent son intérêt.
Formes et genres
Embrassant différentes sources, tant profanes que sacrées, la variation est l’un des genres les plus prisés qui donne une seconde vie aux airs, ballades et autre danses. Ambitieuse sur le plan polyphonique et contrapuntique, la fantaisie fait l’objet d’une haute sophistication harmonique et formelle.
Parmi les danses les plus traitées figure le couple pavane-gaillarde. Originaire d’Italie, la pavane, de forme tripartite et au rythme lent, est empreinte de gravité. Elle se répand en Angleterre au XVIe siècle où elle est pratiquée dans les ensembles instrumentaux, au clavier ou au luth. La gaillarde adopte en revanche un ton plus léger et forme contraste.
Parmi les sources principales (recueils et manuscrits) du répertoire britannique pour clavier figurent Parthenia (1613), The Fitzwilliam Virginal Book (qui contient près de 300 pièces anonymes ou de compositeurs anglais écrites à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle) et My Ladye Nevells Booke, qui contient une quarantaine de pièces de William Byrd.
I
Anonyme, My Lady Careys Dompe
Anonyme, La Force d’Hercole
My Lady Careys Dompe est une déploration (dompe) construite sur un ostinato à la basse entre les pôles harmoniques de sol et de ré mineur. La main droite déroule un mouvement continu en croches et doubles croches, proche de l’improvisation.
La Force d’Hercole est une brève pavane italienne du milieu du XVIe siècle.
William Inglot (1553 ou 1554-1621), The Leaves bee Green
Tout comme Orlando Gibbons, William Inglot était organiste. Il fut actif à la cathédrale de Norwich puis à Hereford où il succéda à Thomas Morley. Inglot ne laisse à la postérité que quelques pièces, dont ces variations sur l’air populaire The Leaves be green, intégrées dans le recueil Fitzwilliam Virginal Book.
William Byrd (1539/1540-1623) . Pavan : Sir William Petre . Galliard MB 4
Auteur d’une production considérable, musicien doté de capacités exceptionnelles et éminent contributeur du répertoire anglican, William Byrd peut être considéré comme le phare de la musique élisabéthaine dont l’art se diffuse chez ses élèves Morley et Tomkins. Son catalogue pour clavier rassemble fantaisies, grounds et autres variations. L’union pavane-gaillarde atteint chez Byrd une grande maîtrise. La Pavan Sir William Petre est l’une de ses pièces les plus nobles, les plus abouties.
Anonyme, Saltarello Del Re
Cette danse à trois temps originaire d’Italie centrale, consignée dans le recueil de Gardane (1551), a été maintes fois reprise pour divers instruments et consorts.
Thomas Tomkins (1572-1656) , Pavan in 3 Parts
Elève de William Byrd, membre de la Chapelle Royale puis organiste à la cathédrale de Worcester, Thomas Tomkins représente une tradition polyphonique anglaise longtemps réticente aux innovations du baroque. Principalement auteur d’anthems et de madrigaux, il laisse plus d’une soixantaine de pièces pour clavier (Miserere, In nomine, pavanes).
William Byrd (1539/1540-1623), The Galliard for the Victory. Fantasia MB 62
Plus savante que les autres genres pour clavier, la fantaisie nourrit une part importante du catalogue de Byrd. Dans la Fantaisie en sol majeur, dont le caractère affirmé émane de la figure rythmique initiale, se trouvent réunies différentes techniques d’écriture comme la fugue, les sections de type dansé et les passages homophoniques (écriture verticale).
II
Claudin de Sermisy (1490-1562). Tant que vivray
Sous le règne de François Ier, Claudin de Sermisy, qui fut un membre éminent de la Chapelle royale, jouissait d’une haute réputation, tant pour ses œuvres sacrées que pour ses chansons. Tant que vivray est un exemple caractéristique de composition syllabique à quatre voix (sur une poésie de Clément Marot) qui suscita de nombreux arrangements pour luth ou clavier.
Anonyme, Galliard (Mulliner Book)
William Byrd, Miserere mei Deus
Orlando Gibbons (1583-1625), Fantasia MB 14
Grand représentant de la musique liturgique anglicane, actif au King’s College de Cambridge, Orlando Gibbons est l’auteur de nombreux anthems, hymnes et madrigaux. Il fut un brillant organiste. De son catalogue pour clavier se dégagent les fantaisies, grounds et danses telles que les paires de pavanes et gaillardes. Il est l’un des trois compositeurs dont les œuvres constituent le recueil Parthenia.
William Byrd, Wolsey’s Wilde
Transcription d’une chanson populaire inspirée par le cardinal d’Henry VIII, Thomas Wolsey, qui termina sa carrière en disgrâce. Cette pièce à trois temps se compose de trois sections à variations.
III
William Byrd, Prelude MB 12
Orlando Gibbons, Pavan MB 17. The Lord of Salisbury his Pavin. Fantazia of Foure Parts
The Lord of Salisbury his Pavin de Gibbons est dédiée à la mémoire du comte de Salisbury, Robert Cecil (1563-1612). Elle émeut tant par sa pudeur que par une liberté contrapuntique dénuée de tout trait virtuose.
La Fantazia of Foure Parts est de la même veine. Empreinte d’humilité, elle comporte une première section fuguée, avant de s’ouvrir à l’improvisation à mesure que se déploie l’invention rythmique. La pièce conclut en majeur.
Pascal Huynh, Programme de salle
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