Parmi les nombreux contre-ténors qui surfent sur la vague du succès baroque, le jeune Léopold Gilloots-Laforge, avec un timbre original aux diverses couleurs, construit une carrière solide, sur des choix réfléchis. Et son éclectisme s’enrichit de projets divers, comme des créations contemporaines : nous l’avions ainsi entendu en 2022 dans un concert inédit avec l’ensemble bucco-rhodanien Musicatreize.
En duo avec le talentueux pianiste Paul Montag, il a préparé pour le 24 novembre 2024, dans le cadre de Musique Baroque en Avignon, un concert « Haendel vs Farinelli », à travers plusieurs compositeurs en vogue à la même époque.
-Léopold, pouvez-vous situer le contexte de ce « duel », qui, de fait, relève plus des critiques que des intéressés eux-mêmes ?
–Il faut nous replacer à Londres dans les années 1730. La ville s’impose de plus en plus comme le centre du monde et aime à accueillir les manifestations d’art italien, et notamment l’opéra seria. Haendel, venu d’Allemagne dans les années 1710 y a fondé sa société d’opéra depuis plus de dix ans et reçoit le soutien du roi d’Angleterre qui aime assister régulièrement aux représentations. Haendel dispose d’une troupe qu’il a constituée en faisant appel aux chanteurs les plus en vue, à l’époque, en Italie, notamment Francesca Cuzzoni, Faustina Bordoni et le castrat Senesino. Pouvoir faire sa carrière à Londres était pour l’ensemble de ces chanteurs (et compositeurs) l’assurance d’une plus grande stabilité qu’en Italie, ainsi qu’une garantie de renommée particulièrement importante.
-C’est une affirmation quelque peu surprenante, tant l’Italie reste, pour le grand public, le creuset des talents et l’écrin de leurs succès.
–Le public anglais a toujours eu une relation très paradoxale avec l’opéra italien, passant régulièrement de la fascination au rejet, ne disposant notamment pas à l’époque d’une forme d’opéra national, du moins pas sous la forme seria qui était la plus renommée dans toute l’Europe.
-Et la situation change à ce moment de l’histoire ?
–En 1733, le fils de George II s’oppose à celui-ci et crée une troupe concurrente de Haendel. Pour cela, il fait appel aux compositeurs les plus influents d’Italie, notamment Nicola Porpora qui devient dès lors le grand rival de Haendel. Porpora, ayant été maître de chant à Naples, a formé les castrats les plus doués d’Italie. Il réussit à faire engager l’un de ses anciens élèves, qui n’est autre que Farinelli. Le chanteur est alors à l’apogée de sa gloire et devient une menace redoutable pour Haendel, d’autant plus que les chanteurs les plus renommés quittent celui-ci pour rejoindre Porpora. Les deux sociétés s’affrontent pendant cinq ans jusqu’à leur épuisement financier et artistique réciproque. Porpora rentrera en Italie, tandis que Farinelli arrêtera sa carrière pour s’engager à la cour du roi d’Espagne qui lui proposera en outre un travail de diplomate. Haendel, quant à lui, abandonnera progressivement l’opéra italien pour se consacrer à l’oratorio.
-Cet affrontement est perceptible dans l’univers musical respectif de ces artistes ?
–L’opposition entre ces deux sociétés d’opéra est particulièrement visible sur le plan artistique. Haendel a toujours tempéré la virtuosité italienne au profit d’une musique cherchant le cœur de l’émotion. Pour autant, il a très probablement su, mieux que les compositeurs de la troupe rivale, jouer de la virtuosité sans la rendre écrasante ou nécessaire à elle-même. Opposer Farinelli à Haendel, c’est avant tout se plonger dans deux styles, bien que les œuvres empruntent souvent les mêmes livrets. Le programme se compose donc d’œuvres de la même période, tout en étant surtout centré sur le contraste entre deux manières de concevoir l’émotion et la virtuosité.
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