Troublant : 4 siècles d’écart, une même étrangeté
Collégiale Saint-Didier, Avignon, mardi 19 avril 20h30. Saison 2021-22 de l’Opéra Grand Avignon
Musicatreize. Roland Hayrabedian direction musicale. Leopold Gilloots-Laforge contre-ténor « Voix étranges »
Carlo Gesualdo, Trois madrigaux extraits du Livre VI des madrigaux. Joséphine Stephenson, Lands unseen (2020) pour 6 voix a cappella, Commande de l’Espace culturel de Chaillol, Scène conventionnée arts et territoires (Hautes-Alpes). Maurice Ohana, Le Tombeau de Louize Labbé (1990) pour 12 voix a cappella. Philippe Gouttenoire, O Strana Morte (1998) pour 13 voix a cappella. Denis Levaillant, Le Tombeau de Gesualdo (2e version 2020) pour contre-ténor soliste et 12 voix a cappella
Voir aussi toute la saison 2021-2022 de l’Opéra Grand Avignon
A cinq ont commencé, à treize ont terminé.
L’ensemble vocal marseillais Musicatreize, fondé en 1987 par Roland Hayrabedian, porte avec conviction et talent le répertoire du XXe siècle, en le croisant avec d’autres époques et d’autres œuvres. Une Victoire de la musique classique l’a couronné en 2007 comme Ensemble de l’année, et le Ministère de la culture l’a nommé en 2017 « Compagnie nationale à rayonnement international », saluant son éclectisme et son engagement dans la création contemporaine. S’il est connu largement dans la région, il est rare en terre avignonnaise.
On attendait un grand écart entre quatre siècles, et deux visions de la musique… De fait, elles sont étrangement proches.
Dans cette collégiale romane abondamment fleurie en retour de Pâques, une petite cinquantaine de spectateurs seulement avait eu la curiosité de découvrir – peut-être d’ailleurs certains étaient-ils déjà au parfum – ce programme dont il s’est dit qu’il avait eu un légitime succès l’an dernier à Marseille.
Entre les madrigaux polyphoniques de Don Carlo Gesualdo (1566-1613), personnalité sulfureuse d’il y a quatre siècles, et la création la plus contemporaine – la dernière pièce datait de 2020 -, le fil rouge était la voix, les voix « étranges », comme l’annonçait le programme, et surtout Leopold Gilloots-Laforge, un jeune contreténor prometteur que nous avions déjà entendu plusieurs fois, lauréat notamment du 2e #cj Jeunes espoirs Concours Raymond Duffaut en 2016… Une voix encore juvénile, mais une véritable charnière au centre de tous les pupitres, même permutés même mêlés selon les pièces ; une voix qui tantôt se marie et se fond dans l’ensemble, tantôt tisse clairement sa propre ligne.
Et c’est finalement une impression de profonde proximité qui se dégage du dialogue entre un Gesualdo intemporel à force d’être novateur, et cinq compositeurs du XXIe siècle – deux d’entre eux étaient d’ailleurs présents ce soir -. Les cinq voix des choristes s’entremêlent, ne lançant les extrêmes que dans quelques brèves fulgurances.
O Strana Morte (o mort étrange/ étrangère), de Philippe Gouttenoire (photo 3), composée en 1998, est la plus longue. A travers des moments d’une inventive diversité, elle explore tout un univers de contrastes ; un crescendo presque inaugural émerge du silence, s’enfle, pour redescendre et se résoudre peu à peu dans un lent glissement vers le silence. Chuchotements, éclats ponctuels lancés comme des appels, tutti dans toute leur ampleur : une musique qui vous saisit dans sa diversité.
Le Tombeau de Louise Labbé, de 1990, pièce la plus brève, signée Maurice Ohana (1913-1992), renoue avec un genre artistique quasi médiéval ; seule pièce en l’absence du contre-ténor, elle développe des dissonances que la brièveté de l’œuvre ne permettra pas à l’oreille d’apprivoiser.
Dans Lands unseen, l’œuvre la plus récente, composée en 2020 par Josephine Stephenson, actuellement en résidence à l’opéra Grand Avignon, tous les pupitres sont sollicités, notamment les sopranos – dont la première occupe largement l’espace sonore – et surtout les deux basses, solides et colorées. Et j’avoue n’avoir guère distingué que l’allemand comme l’une des quatre langues annoncées. Tout comme dans le poème de Louise Labbé, la recherche musicale a largement pris le pas sur l’intelligibilité du texte.
De même pour les Illuminations de Rimbaud, inspiratrices en 1972 de l’américain francophile Steven Gerber (1948-2015). D’autant que, la soirée s’avançant, on ne savait plus si c’était la musique ou les pierres glacées – sol et murs – de la collégiale, qui provoquaient dans le public des frissons insistants.
Le concert se termine, en fin de boucle, par le Tombeau de Gesualdo de Denis Lavaillant (photo 4), dans une ampleur qui emplit et s’arrondit, s’épanouit tout autour des voûtes pour mieux envelopper l’espace…
On croyait la dissonance arrivée dans le berceau du XXe siècle ? Erreur, elle était cultivée par les plus novateurs trois siècles plus tôt, et elle est toujours étrangement moderne au deuxième millénaire. Et elle exige des réajustements permanents, comme en témoigne le diapason, constamment présent auprès de l’oreille de chaque choriste.
G.ad. Photos concert G.ad.
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