Amel Brahim-Djelloul est riche d’une double culture, et, sans tapage médiatique, ses concerts savent rencontrer un public très large. On l’a entendue de nombreuses fois en région Provence : elle était également jurée dans le concours Raymond Duffaut en 2021. Rencontre avec une voix pleine de couleurs et de lumière, une artiste talentueuse et une femme généreuse, qui sera à nouveau en Vaucluse ce dimanche 5 février 2023 à l’invitation de Musique Baroque en Avignon.
-Amel Brahim-Djelloul, après un concert autour de votre CD Les Chemins qui montent en octobre dernier dans le cadre de la saison de l’Opéra Grand Avignon, vous revenez en Vaucluse à l’invitation de Musique Baroque en Avignon ce dimanche 5 février 2023. Pouvez-vous nous présenter rapidement le programme de votre programme de concert ?
–C’est un programme consacré à Lucrèce et illustré par deux cantates de Scarlatti et Haendel.
-En quoi le mythe antique de Lucrèce, violée par Sextus Tarquin, fils du dernier roi de Rome Tarquin le Superbe au VIe siècle avant Jésus-Christ, et se tuant de déshonneur, parle-t-il encore au monde d’aujourd’hui ?
–On n’est pas très sûr que ce soit un simple mythe, puisqu’on a des attestations historiques.
-Je parlais du mythe de façon un peu différente, sans remettre en cause la véracité du fait ; le mythe part souvent d’un personnage ou d’une situation historiquement attestée, et prend ensuite une valeur universelle et intemporelle, comme Don Juan par exemple.
-Aujourd’hui oui, c’est un mythe très actuel. Il y a sans doute des femmes dans la détresse qui préfèrent mettre un terme à leur vie parce que la justice n’a pas pu se faire. Chez Haendel, il y a une forme de colère dans ce personnage, qui affirme qu’elle poursuivra son violeur outre-tombe, même si les survivants ne le feraient pas pour elle. Et ce sujet est très présent dans l’actualité.
-Pensez-vous que l’art, la musique notamment, puisse permettre dans ce cas terrible, et pour utiliser des notions un peu galvaudées, sublimation et catharsis ?
–Dans ces cantates, les discours sont menés en récitatifs appuyés, en alternance avec les airs ; la souffrance s’exprime en alternance avec la culpabilité, la responsabilité qu’elle cherche à endosser. Lucrèce ne comprend pas que sa beauté ait pu attiser un désir alors qu’elle n’était pas active, alors que l’attirance est une chose acquise pour l’homme. Les airs appuient l’affect, la musique se déploie dans le lyrisme, même connecté au récitatif. On passe par les différents états des affects ; c’est très fort, intense, exigeant, un vrai beau challenge.
-Comment préparez-vous votre voix à entrer dans le personnage, dans la situation ?
–Quand Jérôme Correas m’a proposé ces deux cantates pour les valider, je les ai trouvées difficiles. C’est presque plus de travail que pour apprendre un rôle d’opéra ! Ce sont en fait deux rôles différents. Un travail titanesque, c’est comme un monologue, ou plutôt deux monologues. Le texte est en italien ancien, et même si on a l’habitude, le travail est exigeant… Il faut le temps que la pensée s’automatise, qu’elle switche d’un affect à l’autre, même si l’ensemble est marqué par la même tristesse et le même désarroi. En fait, je travaille depuis très longtemps sur ce concert, en alternance, par étapes : le texte, la musique, la déclamation du texte, les mots à mettre en relief. C’est génial ! Il faut que tout soit de plus en plus naturel. Dans ces formes musicales baroques, la répartition est A-B-A-B’, toujours da capo ; c’est une redite, mais toujours différente ; on étoffe, on ornemente, mais par un travail en amont ; et il faut soigner l’enchaînement. Et tout cela centré sur une seule personne, sans partenaire. Et le discours musical de Scarlatti est différent de celui de Haendel, et les deux textes différents. Ce n’est pas comme dans certains lieder, ou mélodies…
-Et pour un concert unique !
–Pour l’instant (sourire). Mais c’est toujours la difficulté de notre vie d’artiste. On n’a pas forcément la possibilité de reprendre ; on investit du temps, de l’argent, et on n’est pas seule en cause… Mais la motivation est un vrai challenge. J’ai été très touchée de l’invitation de Raymond Duffaut, et de la carte blanche qu’il m’a laissée.
-Emotionnellement vous êtes une éponge et vous vous investissez à fond dans vos rôles. Toutes ces œuvres vous nourrissent sans doute et enrichissent vos projets à venir.
–Oui je suis une éponge (rire). Il y a 4 ans avec Jérôme Corréas j’ai travaillé Oriana de Haendel (Amadis de Gaule, NDLR) ; la façon de guider de Jérôme, dans l’exploration d’un texte, c’est d’aller encore plus loin, puis de se retirer, de prendre du recul, pour aller ensuite vers encore plus d’émotion.
-Vous menez de front, depuis quelques mois, ces Chemins et d’autres engagements, baroques ou lyriques, dans un calendrier très chargé. Comment préparez-vous votre voix à cette gymnastique entre des répertoires et des sollicitations très différentes ?
–Cette année est particulièrement riche. Une joie et une liberté immenses ! Plus j’avance plus je diversifie ; un répertoire en enrichit un autre, en libère un autre. Ce travail est exigeant, parce que la vocalité est fragile. Il faut prendre soin de soi, de sa voix, de son corps. Le travail musical, c’est de savoir juste raccorder son instrument à chaque fois. Pour le concert de dimanche, on joue sur une tessiture très longue, du grave de la voix de mezzo pour laquelle les œuvres ont été écrites, jusqu’aux aigus les plus hauts, avec, en plus, un diapason à 415 ; dans tous les d‘a capo, Jérôme a écrit une montée dans les aigus, parce qu’il sait que je peux le faire. Et cette exigence donne toute sa force au personnage. Mozart aussi, qui avait un grand amour des personnages féminins, donne de vrais caractères à travers l’écriture vocale, très inspirée.
-Avez-vous des exercices concerts, une discipline, pour la voix ?
–Ma voix je la travaille de la même façon au quotidien. Connecter le souffle, ouvrir tous les résonateurs, bien étayer le voile du palais, allier voix de poitrine et voix de tête. C’est la tête qui garde la voix en bonne santé. Un corps solide, un souffle solide, c’est le secret d’une bonne santé vocale, de sa longévité, de sa liberté.
-Si vous n’aviez pas été ce que vous êtes, auriez-vous aimé faire autre chose ?
–Drôle de question (rire).
-Vous pouvez ne pas y répondre…
–J’aurais pu faire des tas de choses ! Chirurgien-dentiste, mais ça c’était quand j’étais jeune bachelière. Aujourd’hui, quelque chose qui mixerait les pratiques holistiques comme le yoga ou d’autres… Ou bien je me verrais dans une cuisine, une belle « cuisine maison » à partager, peut-être dans un restaurant, avec un décor musical, un coin lecture.
-Une cuisine ensoleillée ?
-(rire) Du soleil, de la couleur, une cuisine hyper goûtue.
Propos recueillis par G.ad. Photo Aliénor Perrard
Cécile dit
Très belle et riche interview. Quelle belle artiste !
Classique dit
Merci, Amel, pour ce bel échange !