2 multirécompensés, 2 nouveaux lauréats… et quelques perdants
28e édition des Victoires de la musique classique. France 3 et France Musique, en direct de l’Auditorium de Lyon, sans public. Mercredi 24 février 2021.
La grande soirée des Victoires de La Musique, entre bling-bling et émotion, beaucoup plus sobre néanmoins que d’habitude, était présentée par la violoniste Marina Chiche et par Stéphane Bern, et animée par l’Orchestre National de Lyon, aux musiciens masqués. Elle s’est ouverte sur le Boléro de Ravel et fermée sur la Marche de Radetzki. Sans public, les applaudissements étaient ceux de tous les artistes présents.
C’est un jury de professionnels qui vote pour la majorité des catégories. Seuls les résultats des 2 catégories Révélation dépendent des votes du public.
Nous avions déjà présenté les artistes nommés. Nous nous réjouissons pour les multirécompensés, dont nous apprécions le talent et la générosité depuis de longues années (Julie Fuchs, Alexandre Tharaud). Nous sommes heureux pour les jeunes artistes qui reçoivent leur 1e Victoire, saluant leur carrière montante (Aurélien Gignoux). Et nous partageons l’inévitable déception de ceux qui étaient venus le cœur battant, aussi talentueux que leur concurrents, sans doute pauvrement consolés par un compatissant « ce sera pour la prochaine fois »…
Dans la catégorie Soliste instrumental, étaient nommés 2 pianistes et un guitariste (rare). La très médiatique Kathia Buniatishvili n’était présente qu’en photo. Alexandre Tharaud, le pianiste aux 3 Victoires, aux multiples nominations, aux 25 ans de carrière déjà, nous a offert un ébouriffant final du Concerto en sol de Ravel ; nous avions pu suivre sa répétition le matin même sur Twitter. Enfin, le guitariste Thibaut Garcia, Révélation en 2019, qui, selon Stéphane Bern – via le prompteur -, « incarne à 26 ans seulement le renouveau de la guitare », il a interprété avec le talent qu’on lui connaît Asturias d’Albeniz. Voir nos entretiens avec Alexandre Tharaud en 2015 puis en 2016, et Thibaut Garcia en 2020.
Le lauréat Soliste instrumental est Alexandre THARAUD ; comme un Mercure léger arrivant en petites foulées sur ses baskets rouge vif, il a dédié sa Victoire à la grande famille de sa maison de disques, Erato, à son agent, mais d’abord et surtout, à tous les musiciens privés de concerts ; « des musiciens qui ne sont pas tous des intermittents ; l’un, que je connais, retourne habiter chez ses parents ; un autre songe à changer de métier ; ils sont tous malheureux ». C’est le leitmotiv de toute la soirée, lancinant, sans plomber pour autant la joie des récompenses.
La catégorie Artiste Lyrique mettait en lice 3 artistes féminines. La mezzo-soprano Lea Desandre (Révélation 2017), qui rêvait autrefois d’être danseuse, et fan de la comédie musicale tout autant que du baroque, s’est révélée bluffante et pétillante dans le célébrissime « I could have danced all night » de My fair Lady. Voir notre entretien en 2018.
Véronique Gens, Révélation 1999, avait fait ses débuts dans le répertoire baroque ; elle offre ici « Nuit d’Espagne », l’une des quelque 300 mélodies de Massenet, très prisées dans les salons de la Belle Epoque ; soprano aux médiums très généreux, elle concourt aussi dans la catégorie Enregistrement. Voir notre entretien en 2015.
La 3e nommée est Julie FUCHS ; elle remporte ce soir sa 3e Victoire (après Révélation en 2012, et Artiste lyrique en 2014) ; de Naples où elle enregistre Un Turc en Italie, est « fière de faire partie d’une grande communauté d’artistes », et se réjouit par anticipation : « je sais que vous serez là, dans la salle, dès que les portes s’ouvriront ». Voir notre entretien en 2018 notamment.
Du côté Compositeur, dans la même configuration (deux hommes/une femme) que Soliste instrumental, on trouve Benjamin Attahir pour Istiraha sonate pour violon et piano, Benoît Menut pour Iroise, deux traversées pour violoncelle, et Betsy Jolas pour Topeng, pour quatuor à cordes.
La lauréate est Betsy JOLAS, née en 1928, et jouée dans le monde entier ; je l’avais découverte « en présentiel » – suivant une expression qui n’existait pas encore -, dans les années 2005-2010, au cœur de l’atmosphère confidentielle du Petit Palais d’Avignon, dans le cadre des concerts de musique contemporaine organisés par Marcel Brulé, le dimanche à 18h.
En catégorie Enregistrement, trois titres se disputaient la palme : le Quatuor Ebène pour Beethoven Around The World (Erato), Marianne Piketty pour L‘Heure Bleue : Hildegarde de Bingen, Hersant, Chostakovitch, Hartmann, le concert idéal (Evidence Classics), et Véronique Gens et I Giardini pour Nuit (Alpha Classics/Outhere Music).
Le lauréat est le Quatuor EBENE, au projet particulièrement original. Pierre Colombet, 1er violon, ne cache pas son enthousiasme : « On a de la chance d’avoir terminé ce tour du monde Beethoven avant que tout s’arrête, et d’avoir été soutenus par tous ceux qui ont cru à ce projet, en France et Allemagne… On a vécu une année complète en compagnie de Beethoven : pas très facile à vivre, comme bonhomme ! Mais le projet, partout dans le monde, et même dans des pays qui n’avaient jamais entendu de musique classique, a démontré l’universalité de Beethoven. Porter cette musique partout, dont un bidonville dans une banlieue de Nairobi au Nigeria, est peut-être anecdotique, mais très révélatrice : dans une telle misère, la musique leur donne une raison de vivre. On espère un film sur ce projet ». Il souligne par ailleurs : « Nous saluons aussi tous ceux qui, de plus en plus nombreux se lancent dans la musique de chambre, et nous espérons qu’un jour les Victoires créeront une catégorie Musique de chambre ».
Dans la catégorie Révélation instrumentiste, étaient nommés le pianiste Jean-Paul Gasparian, virtuose de 25 ans ; le percussionniste Aurélien Gignoux aux marimba, vibraphone et bande électronique, éblouissant dans une page écrite en 2017 par un compositeur membre de l’Orchestre de Strasbourg ; lui-même est membre de l’Orchestre de Toulouse, et de l’Ensemble Les Siècles ; enfin la violoniste Eva Zavaro : fille d’un compositeur et d’une violoniste qui a accouché au son de la 40e Symphonie de Mozart, elle joue un violon d’une sonorité très pure.
Le lauréat est Aurélien GIGNOUX, qui souligne la frustration de tous les artistes privés de la vibration du spectacle vivant.
Enfin, dans la catégorie Révélation lyrique – exclusivement féminine cette année -, étaient nommées une mezzo-soprano et deux soprani.
La mezzo-soprano Jeanne Gérard reprend, avec des aigus dignes des meilleures soprani, l’air de Puccini popularisé par « l’un des plus célèbres baisers de cinéma » du film Chambre avec vue. La soprano Marie Oppert reprend un grand classique de Gershwin, « I got rythm », et n’hésite pas à se mettre à danser sur la vaste scène, comme pour embrasser le monde.
Quant à Marie-Laure Garnier, lauréate du concours Voix des Outre-Mer, elle fait découvrir au public une voix « très prometteuse, ample, dense, capable de chanter aussi bien que Mozart que Wagner » ; elle nous avait déjà fait belle impression aux Chorégies d’Orange et aux Saisons de la Voix de Gordes.
La lauréate est Marie-Laure GARNIER : « venant de Guyane à 14 ans, je ne m’imaginais pas être ici ce soir », souligne la jeune artiste, qui remercie tous ceux qui ont accompagné la « construction de [sa] carrière » ; elle forme le rêve que des structures voient le jour dans les territoires d’Outre-Mer, cruellement privés de formation pour les artistes lyriques.
Outre les artistes nommés, la soirée accueille traditionnellement de nombreux autres talents. Ainsi, successivement, Ludovic Tézier, « l’un des barytons les plus demandés au monde », dont nous suivons avec intérêt la fulgurante carrière, depuis que nous l’avions entendu, presque débutant, aux Chorégies.
Michael Spyres, bary-ténor, s’amuse à donner dans « Largo al factotum » (le tube « il barbiere di qualità, di qualità ») un aperçu magistral du large ambitus de cette tessiture particulière, très prisée dans les opéras de Rossini.
Cappella Mediterranea – instruments et voix – et Leonardo Garcia Alarcon, nous font voyager en Amérique latine, avec des musiques d’un compositeur mexicain, Fernandez, au confluent du baroque, du sacré, de la danse…, absolument ju-bi-la-toi-re ; pour cet ensemble trop rare, c’est notre grand coup de cœur de la soirée.
C’est aussi l’occasion de révéler au grand public Glass Marcano, une vénézuélienne de 24 ans, lauréate du tout nouveau concours de femmes cheffes, La maestra, organisé notamment par la Philharmonie de Paris. Arrivée en France à bord d’un vol humanitaire, elle dirige Tchaïkovski, vraiment « allegro con fuoco », et enflammerait la salle s’il y avait un public.
Ce sera ensuite un tour de France des orchestres que les Victoires ont invités dans les années antérieures : Cannes-Provence-Alpes-Côte-d’Azur dirigé par Georges Prêtre, Lille avec Jean-Claude Casadesus, l’Orchestre de France avec Yehudi Menuhin, Lyon avec Daniele Rustioni, Radio-France avec Myung-Whun Chung, Pays de Loire avec John Axelrod, Metz avec David Reiland, Capitole de Toulouse avec Tugan Sokhiev, enfin Bordeaux-Aquitaine avec Kwamé Ryan.
Est proposée aussi, comme chaque année, une page du compositeur récompensé l’année précédente, en l’occurrence la compositrice Camille Pépin.
En dialogue avec la trompette de Romain Leleu, Ghislain Leroy fait résonner le grand orgue qu’Aristide Cavaillé-Col avait réalisé pour l’exposition universelle de Paris en 1878.
Pour les 30 ans du film Tous les matins du monde, qui a largement popularisé la musique baroque, Jordi Savall, à la viole de gambe, interprète sobrement deux pièces de danse de Marin Marais, « en hommage, dit-il, à Jean-Pierre Marielle ».
Puis un pot-pourri d’extraits vidéo pour des artistes disparus l’an dernier : la soprano Mady Mesplé, le baryton Gabriel Bacquier, la soprano Christiane Eda-Pierre, que nous avions nous-même salués au moment de leur disparition.
Plus particulièrement, un moment à la fois populaire et somptueux pour Ennio Morricone, disparu l’an dernier, compositeur de quelque 500 musiques de films : un large échantillon décliné par l’Orchestre National de Lyon, Alexandre Tharaud, Eva Zavaro et très joliment par la soprano Marie Oppert, faisant jaillir devant nos yeux les immortelles images de Sergio Leone.
Pour saluer le centenaire de Saint-Saëns, c’est l’humoriste Alex Vizorek qui évoque le Carnaval des animaux.
Les Victoires rendent aussi hommage à Ivry Gitlis, disparu la veille de Noël à 98 ans ; séquence émotion et sourire, pour cet artiste exceptionnel qui m’a laissé le souvenir mêlé d’un talent facétieux et presque d’un grand-père chaleureux ; dans un extrait des Victoires 2002 à Cannes, il proclame d’une voix forte : « Je ne veux dire merci à personne d’autre qu’à vous ! (avec un doigt pointé vers la caméra), vous le public, qu’on représente souvent comme une masse informe (grimace). Vous, je vous remercie. Et aux jeunes musiciens je dis : Ne vous faites pas avoir par vous-mêmes et par ceux qui vous entourent ; il y a vous ! ». Et la Victoire d’honneur est offerte à tous les jeunes musiciens, privés de concerts depuis un an, et dont quelques représentants, issus du Conservatoire de Lyon, sont tellement heureux d’être ce soir sur scène.
Et devant l’orchestre debout, deux intermittentes du spectacle profitent légitimement de cette énorme tribune, alors que sont en coulisses Michel Field, et Roselyne Bachelot Ministre de la Culture. « Peut-on parler de victoires alors que la salle est vide ? Alors que la télévision fait comme si… […] Le service public est démembré, le système de santé exsangue ». Elles saluent les « formes innovantes de la culture » qui ont été trouvées au cœur de la crise, reconnaissent l’écoute attentive de la ministre, mais demandent des mesures concrètes.
Ce ne sera pas la dernière séquence, puisque le spectacle doit continuer malgré tout, mais la ferveur et la pugnacité des deux artistes n’a pu que toucher les téléspectateurs… ainsi que la ministre ?
G.ad. Photos capture d’écran G.ad.
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