Funambulisme
Festival d’Aix-en-Provence. Théâtre du Jeu de Paume
Pierrot Lunaire, d’Arnold Schönberg.
Patricia Kopatchinskaja, narratrice et violon ; Joonas Ahonen, piano ; Júlia Gállego, flûte ; Reto Bieri, clarinette ; Meesun Hong Coleman, violon et alto ; Thomas Kaufmann, violoncelle ; Silvia Costa, mise en espace ; Johanne Humblet, funambule
Salvatore Sciarrino, Caprice n°2. Georges Enesco, « Ménétrier » d’après Impressions d’enfance op. 28. Sofia Gubaidulina, Dancer on A Tightrope. Darius Milhaud, Jeu. Carl Philipp Emanuel Bach, Presto en ut mineur pour piano, Wq.114 n°3 (arrangements de Patricia Kopatchinskaya). Arnold Schönberg, Pierrot lunaire
Les enfants sont venus nombreux ce soir, les parents ayant bénéficié du tarif « Concert en famille » (place « jeunes » à 8€). Le programme n’est pas des plus faciles, mais le jeune public se tient pourtant à carreau, mieux sûrement que plusieurs adultes qui applaudissent avant la fin de certains morceaux…
C’est Patricia Kopatchinskaya qui tient la vedette du spectacle mis en espace par Silvia Costa. La violoniste d’origine moldave avait été sujette à une tendinite et s’était mise à travailler sa voix pour aborder le rôle du Pierrot lunaire de Schönberg. Elle l’a d’ailleurs enregistré avec la sortie d’une parution récente (1 CD Alpha).
Plusieurs pièces instrumentales sont d’abord servies en hors-d’œuvre au Pierrot, d’abord le Caprice n°2 de Salvatore Sciarrino (né en 1947) pour violon seul. PatKop (le surnom de la musicienne) manie l’archet avec délicatesse pour produire des sons entre grincements et accents asiatiques pendant que la funambule Johanne Humblet est suspendue à une barre accrochée sur un câble tendu sur la partie haute du cadre de scène.
La courte pièce Ménétrier de Georges Enesco (1881-1955) est plus facile d’écoute mais compliquée à jouer avec ses grands écarts, tandis que la funambule tournoie dans les airs. Pour Dancer on A Tightrope de la compositrice Sofia Goubaïdoulina (née en 1931), la violoniste se tient en équilibre sur un pied comme le titre du morceau (Danseur sur une corde raide), en même temps que l’acrobate au-dessus tremble de plus en plus sur son câble et finit par tomber, se raccrochant in extremis à la barre. Le morceau, assez long, est constitué d’un dialogue entre violon et le piano joué par Joonas Ahonen. A l’entame, celui-ci effleure légèrement les cordes du piano à l’intérieur à l’aide d’un verre, émettant des sonorités proches du clavecin, pendant que le violon produit d’infimes petits sons. Les accords du clavier deviennent ensuite plus mordants, et plus franche aussi la virtuosité du violon.
Après le court Jeu de Darius Milhaud (1892-1974) interprété avec le clarinettiste qui entre à pas de loup, vient l’encore plus classique Presto en ut mineur de Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1767) joué par l’ensemble des musiciens en présence.
PatKop dépose ensuite son violon pour enchaîner sur le morceau de choix de la soirée, endossant les vêtements de Pierrot et se maquillant encore pendant le premier des vingt-et-un poèmes chantés en allemand et sonorisés par un micro portatif. Plus précis que le chant, il faut parler de « Sprechgesang » pour les interventions de Pierrot, soit une technique de parlé-chanté qui autorise une palette expressive très large dans cette atmosphère entre commedia dell’arte et ambiance de cabaret berlinois. On entend ainsi dans la bouche de la chanteuse quelques tressaillements à la limite de chevrotements, des petits pleurnichements, des cris, quelques-uns discrets, d’autres sonores, etc. ; toutes les expressions y passent, jusqu’à la limite de l’outrage… justement comme pour un clown ou un Pierrot. La funambule est sortie de scène au cours de la deuxième partie (Pierrot lunaire est formé de trois parties de sept poèmes chacune), en laissant à sa place un squelette suspendu au câble. Entre les deuxième et troisième parties, quatre petites pièces pour violon et piano sont intercalées, compositions d’Anton Webern qui appartient, tout comme Schönberg, à la Seconde école de Vienne, mouvement musical du début du XXème siècle. Beau succès au rideau final, bravo à l’ensemble des artistes et un coup de chapeau particulier à Patricia Kopatchinskaya, une très grande musicienne qui fait passer l’émotion, que ce soit par son violon ou par sa voix.
I.F. Photos Vincent Beaume
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