Un Chant de la Terre qui fera date
Vendredi 25 octobre 2024, 20h, Opéra du Grand Avignon
Orchestre National Avignon-Provence
Débora Waldman, direction
Antoinette Dennefeld, mezzo-soprano
Kévin Amiel, ténor
Wolfgang Amadeus Mozart, adagio et fugue en ut mineur pour cordes. Gustav Mahler, Le Chant de la Terre
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L’Orchestre National Avignon-Provence avait choisi, en ce 25 octobre, de se confronter à ce monument musical qu’est le Chant de la Terre, de Gustav Mahler, et ce fut, véritablement, une belle réussite. Composé en 1907 et créé en 1911, Le Chant de la Terre est construit sur six des poèmes traduits du chinois en allemand par Hans Bethge, et réunis dans un recueil intitulé La Flûte chinoise. Outre les deux solistes qui alternent, ténor et alto, son exécution requiert un grand orchestre, avec notamment les bois, trompettes et trombones par trois, quatre cors, deux harpes, effectifs dont ne dispose pas l’ONAP.
Le programme général de la saison 2024-2025 indiquait, pour l’exécution de cette œuvre, un arrangement du chef et compositeur américain Glen Cortese. Il n’en était, en revanche, soufflé mot dans le programme distribué le jour du concert, mais de toute évidence cet arrangement consistait à l’adapter à un orchestre plus réduit, l’ONAP se présentant en formation plus classique avec les bois, trompettes, trombones par deux, trois cors, une seule harpe, deux contrebasses, quatre violoncelles, quatre altos et une douzaine de violons, percussions et célesta.
Un tel travail n’est pas une première : il est bien connu qu’une réduction du Chant de la Terre avait déjà été opérée en 1920 pour 13 instrumentistes et deux solistes par Arnold Schoenberg, achevée en 1983 par Rainer Riehn. L’arrangement de Cortese constitue donc un intermédiaire que l’on peut qualifier de réussi, conservant les couleurs et la force émotionnelle de l’original.
Mais revenons au concert qui débutait par l’adagio et fugue en ut mineur de Mozart. Curieux début ! Les cordes avignonnaises s’y mettent en évidence, homogènes et précises, répondant parfaitement aux indications de la cheffe d’orchestre. Débora Waldman, à son habitude, insuffle à l’œuvre toute son énergie, la place sous une tension soutenue. Les lignes sont clairement exposées, les nuances prises en compte, tout est parfaitement réglé. Mais le résultat musical ne fut pas forcément heureux. Un adagio ponctué de séquences trop brutales et sèches, une fugue trop fougueuse, avec des basses trop appuyées…. un peu plus de profondeur et de souplesse auraient sans doute été préférables.
Le Chant de la Terre, en revanche, fut un grand moment, avec un orchestre et des solistes au niveau exigé. Mahler présentait son œuvre comme une symphonie avec voix et orchestre, cette fameuse 10ème, que par superstition il ne voulait pas nommer. En fut-il ainsi ? Les solistes alternant, leur sortie et entrée sur scène et les applaudissements du public entre chaque lied, la rupture qui en résultait en ont plutôt fait une suite de six lieder avec orchestre, explorant, à travers divers sentiments, de l’ivresse à la douleur, diverses thématiques de la vie, mais finalement sans nuire à la magie de l’œuvre.
Trois lieder étaient ainsi dévolus à Kévin Amiel – qu’on a entendu à Marseille (La Belle Hélène en 2016, Faust en 2019) ; au concours et concert des lauréats de Voix Nouvelles en 2018 ; à Musiques en fête en 2018, en 2022 ; aux Saisons de la Voix de Gordes ; aux 27es Victoires de la Musique en 2020, et parmi les artistes qui illuminaient le confinement pendant la pandémie en 2020 -, ténor vaillant, héroïque, à la belle santé vocale, le « chant à boire du chagrin de la terre », « de la jeunesse » et « l’homme ivre au printemps ». Dans le premier, il doit quelque peu batailler dans les fortissimi pour ne pas être couvert par l’orchestre, mais il maîtrise la situation. Le chant est tendu, mais reste musical, sans dévier dans les aigus vers une émission hurlée à laquelle pourrait le pousser une partition exigeante. Les sentiments et états d’âme changeants de l’enivrement sont bien rendus dans leurs nuances. L’orchestre est présent, attentif, précis, mais semble vouloir imposer sa force dans les tutti, alors que sont irréprochables les interventions solistes des pupitres, et le resteront tout au long d’une œuvre qui les met souvent à contribution et à nu.
De la Jeunesse, un scherzo rapide et court, fut un petit bijou, joyeux et dansant, un accord parfait entre l’orchestre et un ténor tout en aisance. Heureuse réussite également que « L’homme ivre au printemps », autre recherche de l’ivresse, délivrée là aussi avec tous ses moments d’abattement ou d’exaltation.
Antoinette Dennefeld, que l’Opéra d’Avignon avait déjà reçue en 2014, dans un tout autre emploi, celui d’Oreste dans la Belle Hélène, attaquait, elle, avec le « Solitaire en automne ». Sa voix, ample et chaude, en exprimait, dans un bel équilibre avec l’orchestre, toute l’émotion et la nostalgie. « De la beauté » fut tout aussi réussi, léger, rêveur, exalté lorsque les jeunes filles voient passer de beaux jeunes gens sur leurs chevaux, avec cette fin touchante d’un cœur agité pénétré de regret.
Venait enfin ce long et sublime « Adieu », le sommet de l’œuvre, le sommet de ce concert, cet « Abschied » poignant, donné ici dans toute sa force émotionnelle, véritable réussite de nos interprètes, cheffe, orchestre et soliste. Dans une orchestration dépouillée, les interventions des différents pupitres y sont parfaitement assurées, Débora Waldman communie avec ses musiciens et sa soliste, leur transmet comme une force intérieure, dirige comme sculptant la musique. Antoinette Dennefeld vit intensément son texte, le lied avance, sombre et douloureux, l’interlude instrumental maintient la tension dramatique, et vient cette dernière envolée éperdue sur les paroles « Die liebe Erde allüberall blüht auf im Lenz.… » (« partout la terre aimée refleurit au printemps… »), rajoutées par Mahler lui-même, s’achevant sur cet « ewig » (éternellement) répété sept fois, qui meurt et s’évapore dans les notes égrenées du célesta.
Ainsi s’achevait un Chant de la Terre qui fera date, sous les ovations bien méritées d’un public enthousiaste.
B.D. Photos Cédric Delestrade, G.ad., Océane Amiel & Louis Barsiat
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