Danser sur les décombres
La Dame de Pique, Opéra de Piotr Ilitch Tchaïkovski (création en 1890). Livret de Modeste Tchaïkovski, d’après La Dame de Pique de Pouchkine (1834)
Direction musicale, Jurjen Hempel. Études musicales, Kira Parfeveets. Mise en scène, Olivier Py. Assistant à la mise en scène, Ivo Bauchiero. Chorégraphe, Daniel Izzo. Décorateur / Costumier, Pierre-André Weitz. Assistant Décors, Pierre Lebon. Assistante costumes, Nathalie Bègue. Lumières, Bertrand Killy.
Hermann, Aaron Cawley (irlandais). Comte Tomski / Zlatogor, Alik Abdukayumov. Prince Yeletsky, Serban Vasile. Tchekalinski, Carl Ghazarossian. Sourine, Nika Gulishvili (géorgien). Tchaplitski, Le maître de cérémonie, Christophe Poncet de Solages (français, parle anglais, russe, espagnol et hongrois). Naroumov, Guy Bonfiglio (français : Nice, Toulon). La comtesse, Marie-Ange Todorovich. Lisa, Elena Bezgodkova (russe). Pauline / Milovzor, Marion Lebègue. La gouvernante / Macha, Svetlana Lifar. Prilepa / Macha, Anne Calloni
Danseurs : Jackson Carroll (Canadien), Gleb Lyamenkoff, Fabio Prieto Bonilla
Chœur de l’Opéra Grand Avignon. Cheffe du Chœur, Aurore Marchand
Chœur et Orchestre de l’Opéra de Toulon. Chef du Chœur, Christophe Bernouillin
Maîtrise de l’Opéra Grand Avignon. Reponsable, Florence Goyon-Pogemberg
Orchestre National Avignon-Provence
Orchestre de l’Opéra de Toulon
Nouvelle production à l’initiative de la Région SUD, Coproduction Arsud, Opéra Grand-Avignon, Opéra de Nice Côte d’Azur, Opéra de Marseille et Opéra de Toulon
Première coproduction, réussie, des 4 maisons d’opéra de la région Sud-Paca, la Dame de Pique reflète bien l’univers du metteur en scène Olivier Py, tout en se révélant a posteriori comme un sombre écho des tragédies du monde réel d’aujourd’hui.
C’eût pu être dans la flamboyance des derniers feux que cette société tsariste vivait ses ultimes soubresauts. Proche de celle que Le Joueur de Dostoïevski en 1866 situait dans une Allemagne imaginaire. Olivier Py l’a imaginée dans un monde déjà en ruines, lugubrement décliné en cinquante nuances de gris ; vitres brisées, gravats, lumières blafardes, décor urbain en fond de scène alternant avec vidéo de nuages menaçants, ombres féminines terrées dans des cages closes : les images que nous distillent tous les soirs les journaux télévisés depuis le 24 février, date de l’invasion de l’Ukraine. Écœurement assuré.
Ce n’était pourtant que prémonitoire quand la production a été montée, juste avant la crise sanitaire de la Covid-19. Cette Dame de Pique est la première – on espère qu’elle ne sera pas la dernière (la 2e sera saluée le 13 octobre 2023) – d’une collaboration réussie entre les quatre maisons d’opéra de la région Sud-Paca, grâce à l’aide de la Région au travers d’Arsud. Si elle a été créée à Nice comme prévu dans les premiers jours de mars 2020, la suite du calendrier a été bouleversée, et c’est donc Avignon qui l’accueille en dernier, après Marseille en version concertante en octobre 2020, et Toulon il y a quelques jours seulement (Classiqueenprovence y était).
A Avignon comme à Toulon, ce sont les deux orchestres correspondants – à quelques musiciens près – qui sont dans la fosse, sous la baguette du chef néerlandais Jurjen Hempel qui n’a pas toujours assuré la totale cohésion d’ensemble, réussissant en revanche des passages nuancés, comme le premier duo féminin, où les cors et les pizzicati aux cordes ont exprimé une sensibilité d’une extrême délicatesse. Ce sont aussi les deux chœurs réunis, bien préparés et dirigés, qui donnent à l’œuvre toute la puissance et l’ampleur qu’elle requiert.
Si Marius Petipa lui-même assurait la chorégraphie initiale en 1890, c’est à Daniel Izzo qu’aujourd’hui on doit le danseur solo puis le trio – un 3e acte très réussi en ce domaine -. Jackson Carroll, visiblement sponsorisé par Éminence ou Athéna vintage au 1er acte, joue ensuite les travestis, en multiples clins d’œil – le cygne noir du Lac, ou un ersatz de Miss Knife, dont on verra l’original cet été en cadeau d’adieu d’Olivier Py au Festival In d’Avignon qu’il a dirigé depuis 2013 -, puis une Tsarine complètement déjantée ; à l’applaudimètre il a dû savourer son succès ; toutes les chorégraphies sont d’autant plus intégrées à l’œuvre que le danseur solo est pleinement sollicité dans l’action dramatique. Et la parodie n’est jamais bien loin, comme pied-de-nez au malheur et à la tragédie. Jusque dans les scènes « chaudes » d’une Catherine II brutalement lutinée – pour rester dans la litote – par ses deux accompagnateurs à tête de singe, et de la comtesse tentant une gâterie sur Hermann.
C’est Marie-Ange Todorovitch (rôle-titre) qui compose une Comtesse magistrale, sorte d’ombre énigmatique au cigare provocant (acte I), puis grand-mère autoritaire (II), ensuite « Vénus moscovite » sur le retour, compensant par des élans de nymphomanie l’inéluctable décrépitude de l’âge. Mais sa mélodie française « Je crains de lui parler la nuit », tirée du Richard Cœur de Lion d’André Grétry (1784) s’écoute avec grand bonheur.
Les autres rôles féminins sont, eux aussi, bien distribués : la Russe Elena Bezgodkova offre à Lisa toute la palette de son expressivité vocale et scénique ; auprès d’elle, Marion Lebègue, talent bien connu dans la région, ne le cède en rien.
Plus nombreux, tant dans les chœurs qu’en solistes, les hommes sont moins homogènes. L’Oubesk Alik Abdukayumov (Comte Tomsky) et surtout le Roumain Serban Vasile (Prince Yeletsky) ont un timbre solide et charpenté qui ne manque pas de finesses. L’Irlandais Aaron Cawley en revanche constitue la grande déception de la soirée ; détonnant au 1er acte dans la vaine recherche d’aigus qui ne cessaient de se dérober, il s’est quelque peu rattrapé au 2e, mais s’est montré peu crédible dans la duplicité cynique du 3e acte. On ne voudrait oublier enfin les jeunes de la Maîtrise d’Avignon, voix fraîches et défilé énergique…
Le double niveau de scène imaginé par Pierre-André Weitz intrigue d’abord, avec son rez-de-chaussée pour l’action principale, et l’étage pentu pour les chœurs et divers mouvements secondaires ; son piano questionne aussi, dont sortiront les « vanités » (le crâne que l’on promènera ici ou là), les bouteilles des soiffards, divers accessoires, et sur lequel Lisa chantera, narguant un équilibre précaire… Mais ce double niveau se révèle un atout pour élargir l’espace, comme dans le 1er sextuor qui sans lui se perdrait dans un désordre déconcertant, et auquel il donne a contrario une véritable respiration ; il met également en perspective le réel et la fiction, jouant entre sincérité et illusion.
Et si l’avant-dernier tableau chante – avec une gaieté forcée – le bonheur à tout prix, et si le ténor dans une ultime provocation jouissive proclame ensuite l’argent comme seul maître, c’est malgré tout, insistantes, les images de sinistre désolation qui nous poursuivent longtemps après la fermeture du rideau. Et ce qui continue à résonner longtemps aussi, ce sont les martiales imprécations contre tout « ennemi de la Russie ». Froid dans le dos… Certains de nos voisins de salle, eux, ont éclaté de rire : on ose croire que chacun se protège comme il peut…
La production a été saluée, le soir de la première, par des applaudissements nourris d’un public nombreux, qui avait su également apprécier certains airs particulièrement réussis. En revanche le metteur en scène Olivier Py, artiste de grand talent mais personnalité clivante, a essuyé quelques huées.
G.ad. Photos représentation à Toulon : Frédéric Stéphan. Photo salut à Avignon : G.ad.
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