« C’est l’humanité de l’interprète qui imprègne le rôle »
Théâtre, opéra, cinéma, Frédéric Bélier-Garcia s’attaque à tous les univers. Ses mises en scène sont toujours « au service » des œuvres… Le voici plongé dans le Macbeth de Verdi, créé à Marseille au printemps 2016, et repris à Avignon les 2 et 4 avril 2017, dirigé par Alain Guingal (voir aussi notre entretien avec le chef). Rencontre avec un homme généreux, ouvert, humain, et modeste, réservé.
-Verdi et Hugo considéraient Macbeth de Shakespeare comme une histoire énorme. Cette histoire est-elle vraiment exceptionnelle ?
-(sourire) Je n’ai pas le goût des palmarès. Mais l’opéra de Verdi et la pièce de Shakespeare sont les œuvres les plus puissantes et ténébreuses. C’est le fond noir de l’âme humaine, et sondé le plus profondément. Au-delà, Verdi a saisi de la pièce la quintessence, avec également des côtés hilarants. La contraction qu’il en fait rend d’ailleurs l’opéra supérieur à la pièce, à mon avis. De même en faisant du couple le noyau de la pièce, alors que chez Shakespeare il y a plusieurs histoires périphériques. Lui a vraiment saisi l’essence du problème.
-Un commentateur parle de « noirceur éblouissante ». A travers cet oxymore, peut-on dire que la lumière jaillit de cette noirceur ?
-Il essaie d’éclairer les ténèbres de l’âme humaine ; dans ce cas, on voit plus loin, mais ça reste tout de même des ténèbres, on reste dans l’obscurité des choses. Ce qui est très beau, c’est que l’opéra (ou la pièce) évoque le plus intime, étrangement il met en jeu des sentiments très enfantins, des peurs d’enfant. Les personnages tremblent, grelottent. Ce sont des sentiments archaïques et enfantins, comme les enfants qui dans une pièce obscure guettent les ombres. Par ces sentiments qu’on pourrait appeler primaires, c’est un opéra fantastique, avec des sorcières, des apparitions. C’est un scénario fantastique, mis en place pour faire ressortir la noirceur terrible des âmes.
-Vous parlez en effet de ces sentiments « enfantins, archaïques » dans votre note d’intention. Pensez-vous que cela participe de la dimension épique ? Est-ce que votre mise en scène exprime cette dimension dans une imagination débridée ou dans la sobriété ?
-Je cherche un équilibre pour ne pas tomber dans autre chose…. dans un Walt Disney par exemple, dans la pyrotechnie ; et fournir des effets horrifiques, irrationnels, non réalistes. Je veux rester au plus près de la sensation que Verdi et Shakespeare ont voulu donner. Rester dans Shakespeare, dans le cauchemar. La voix de Lady Macbeth par exemple est plus un cri que du bel canto. C’est la part animale de l’humain.
-Dans cette perspective, peut-on parler de culpabilité ?
-Vous savez, ma première profession a été d’enseigner la philosophie… (le chef toulonnais Laurent Campellone a commencé lui aussi par la philosophie, NDLR)
-Justement, c’est bien le sens de ma question.
-Et ce qui est amusant, c’est que j’avais commencé une thèse sur la culpabilité, à travers Heidegger notamment, et j’avais étudié le cas de Macbeth. J’ai retenu de cette période la phrase de Lévinas : « Macbeth a tué le sommeil ». Une phrase très forte. Vous savez, ce sont ces états mentaux de l’insomnie, où, à 3 heures du matin, dans le silence, on éprouve une lucidité terrible. Mais au-delà de la fable, ce qui ressort aussi de l’œuvre c’est l’homme qui essaie d’être autre chose que ce qu’il doit être, que ce qui était prévu ; il a envie d’un autre destin. La culpabilité les brûle tous les deux, mais différemment.
-Vous avez créé cette production de Macbeth au printemps dernier à Marseille. Outre les contraintes liées au lieu même, avez-vous fait d’autres modifications ? Votre vision a-t-elle évolué ?
-La création a eu lieu au printemps dernier, donc c’est assez récent ; ce n’est pas comme si s’étaient écoulées plusieurs années. Mais je fais toujours évoluer mes opéras ; je les adapte, je rebondis sur ce qui transpire des interprètes. Autour de l’interprète de Macbeth, qui est le même qu’à Marseille, tous les autres ont changé. Lady Macbeth et Banco, par exemple, ne sont plus du tout les mêmes ; pour Banco, c’est la bonhomie, la fraternité, sur laquelle j’ai rebondi. Avec Don Giovanni…
-…Que vous avez mis en scène aussi il y a quelques années à Avignon.
-Oui, avec Don Giovanni, Macbeth est l’opéra le plus théâtral, le plus proche du théâtre. Verdi a suivi comme jamais toutes les répétitions de la pièce. En fait, pour moi c’est l’humanité de l’interprète qui imprègne le rôle. Et j’ai de la chance, car les interprètes sont excellents.
-Vous faites des mises en scène d’opéra, de théâtre et de cinéma. Y a-t-il des différences fondamentales ? J’imagine que théâtre et opéra sont très proches, mais il y a dans les trois arts des façons différentes d’appréhender l’espace et le temps, par exemple ?
-On a l’impression que ces arts – je parle notamment du théâtre et de l’opéra – appartiennent à la même famille, mais, pour parler comme Pascal, ils s’adressent à des parties différentes de l’âme : le théâtre s’adresse au sens primordial, l’intelligence, la pensée ; l’opéra s’adresse aux sentiments, aux sensations les plus archaïques, les plus profondes.
-Essentiellement aux affects ?
-Oui, plus d’émotions, plus d’affects. L’imaginaire est beaucoup plus libre à l’opéra. Et moi par exemple je me laisse porter par la musique…
-Vous êtes musicien vous-même ?
-Pas du tout. Mais je suis plutôt la musique que le livret.
-Si vous n’aviez pas été metteur en scène, et hors la philosophie que vous avez enseignée, qu’auriez-vous aimé faire ?
-(rire) Vous savez, Macbeth lui-même ne peut pas choisir entre deux vies ; alors pour moi, trois, vous pensez ! (rire). C’est drôle, je ne me suis jamais posé la question. Parfois je me dis qu’il faudrait que j’y réfléchisse… J’ai de toute façon besoin de plusieurs exercices pour que chacun alimente l’autre ; le théâtre réinvente l’opéra, et réciproquement. Ce sont des excitations différentes, et j’ai besoin de toutes pour rester excité. Dans le domaine du théâtre, je travaille plutôt dans le contemporain, et j’ai besoin d’aller de l’un à l’autre.
-Vos projets après Macbeth ?
-Ce Macbeth a suscité en quelque sorte un Macbeth théâtral. J’en ai une véritable angoisse, de l’absence de musique. Ce sera mon premier Shakespeare, eh oui ; ce sera à Angers, puis à la Criée à Marseille. Ensuite ce sera la reprise de Lucia, que vous aviez vue ici. Et je dois écrire un film à la rentrée. A l’opéra en fait, il n’y a pas de leader de projet, en tout cas ce n’est pas moi, je ne fais que répondre à une commande, c’est plus confortable et plus agréable. Au théâtre c’est moi qui porte tout, qui choisis les acteurs…
-Y a-t-il une œuvre que vous aimeriez particulièrement mettre en scène ?
-(long silence) Il y en a beaucoup… Onéguine peut-être ?
(propos recueillis par G.ad. Photo G.ad., mars 2017)