Jean-Philippe Daguerre, c’est un homme-orchestre : comédien, chef de troupe, auteur, metteur en scène… Tous les métiers du théâtre ou à peu près, il les maîtrise, il y excelle, comme en témoignent son nonuple Molière : quadruple en 2018, quintuple en 2025. Dans la générosité aussi. Un entretien avec Jean-Philippe Daguerre, c’est un (long) moment de vérité, au singulier et au pluriel. Et si toutes ces vérités ne sont pas bonnes à entendre, la vérité y gagne à tous les coups.
Classiqueenprovence l’avait déjà rencontré en juillet 2022. En cette année 2025, nous avons parlé des Fêtes nocturnes de Grignan (26 juin- 23 août 2025), du Festival de Carpentras (23-27 juillet), du Festival Off d’Avignon (5-26 juillet), et de la situation du spectacle vivant aujourd’hui.
-Jean-Philippe Daguerre, Vous êtes l’homme des records ; rappelez-nous combien de Molières au total (palmarès 2025) ?
-Pour Adieu, Monsieur Haffmann quatre et pour Du charbon dans les veines cette année cinq, mais à des titres divers. C’est en fait le spectacle qui est récompensé, pas seulement moi. C’est une œuvre d’équipe.
-En tout cas, remporter 5 Molières d’un coup est rarissime ; parmi tous ces récompenses personnelles (auteur, metteur en scène…), quelle est celle qui vous a le plus touché ?
-C’est compliqué. Déjà la nomination est à elle seule une reconnaissance. Si vraiment j’avais dû choisir, pour Du charbon dans les veines, j’aurais choisi metteur en scène, parce que c’est ce qui symbolise le mieux mon travail, ce que je fais depuis 30 ans. Je peux dire que mon talent a été découvert sur le tard, alors que je travaillais depuis longtemps. Être reconnu comme metteur en scène est pour moi plus prestigieux, parce que, si l’écriture est la base, la mise en scène est pourtant tellement importante ! C’est un rôle multiple, qui prend en charge la totalité du projet : je gère les rapports artistiques, de production… C’est sans doute le rôle le plus important, le plus difficile. On ne se rend pas compte à quel point le metteur en scène est au cœur du spectacle, le garant de la qualité humaine, artistique, et même financière. C’est un poste très noble.
-Quelle est, dans votre travail, la part de vos propres œuvres et d’œuvres « du répertoire » ?
-Avant tout ce sont les grands classiques. J’ai un grand amour des auteurs classiques, et c’est ma marque de fabrique. Mais le succès avec Monsieur Haffmann m’a ouvert la voie vers l’écriture. J’ai monté aussi des auteurs vivants, dans une sorte d’alliance naturelle. Je dirais finalement que les auteurs classiques constituent pour 2/3 notre travail. J’ai un grand plaisir à le faire. C’est comme si je faisais visiter le château de Versailles ; c’est majestueux, leur langue est magnifique ; ce qui ne veut pas dire que les œuvres contemporaines soient inférieures, pas du tout, mais le classique est le pédigrée, l’essence artistique de la compagnie dans laquelle nous nous investissons énormément avec mon épouse. Le travail de la compagnie du Grenier de Babouchka, c’est un esprit de troupe ; nous avons beaucoup de rôles classiques, d’autant que nous prenons aussi moins de risques financiers.
-Vous vous produisez intensément toute l’année. Mais, cet été, on vous rencontrera dans 3 festivals de la région Provence, ou presque. Le premier sera les Fêtes nocturnes, au château de Grignan, pour lequel vous montez une œuvre qui vous tient à cœur, je crois.
GRIGNAN (voir l’Avare de Jérôme Deschamps en 2023)
-C’est en effet le Barbier de Séville. Je n’avais jamais monté Beaumarchais, ni Marivaux, mais j’en rêvais. J’ai ainsi plusieurs auteurs en projets, comme Hugo, ou Shakespeare… Mais j’ai aussi à côté d’autres vrais projets de mise en scène, par exemple une nouvelle pièce qui sera créée au théâtre Montparnasse en janvier prochain. Mais à long terme mes grands projets sont liés au classique.
-Pour le Barbier et Grignan, était-ce un nouveau défi ?
-On adapte toujours la mise en scène au lieu. Mais là c’est un vrai défi. C’est d’abord un challenge de jouer en extérieur, et je crée spécifiquement pour ce lieu prestigieux. Je me suis soumis à une véritable pression, je ne veux pas décevoir. C’est une scène exceptionnelle : une scène circulaire de 16m de diamètre, et trifrontale ; où pouvez-vous voir cela, sinon à Grignan, et devant un château magnifique ? Je réadapterai bien sûr la pièce pour une tournée conventionnelle, mais pour l’instant quel défi ! c’est très excitant. J’arrive à un âge où j’ai besoin d’être challengé. A dire vrai, je rêvais de Grignan depuis plusieurs années. J’ai contacté le festival il y a 4 ans ; la direction est venue à Avignon voir mon Voyage de Molière ; mon travail leur a plu. J’ai conscience que c’est très dur d’être choisi pour ce lieu exceptionnel ; un véritable privilège ! Mais 3 ans plus tard, avec un changement de mission est arrivé un nouveau directeur, Arnaud Vincent-Genod, qui a eu la délicatesse de garder mon projet ; il avait vu au Festival d’Avignon mon Cyrano, et Du charbon dans les veines, avec les responsables du Département de la Drôme. Enfin, du théâtre au château de Grignan, ce n’est pas facile ; on est en extérieur, avec le risque de mistral, avec 44 représentations en plein air, et une façon de s’y engager tous terrains ; on ne voit ça nulle part ailleurs ! Et puis on n’est pas à l’abri d’une extinction de voix. Pour nous, il est très rare de jouer plus de deux fois en extérieur dans un château. Cela demande une véritable force physique, il faut des comédiens athlétiques.
-Ce sont vos comédiens habituels ?
-C’est panaché. Sur la distribution de 9 comédiens, il y en a la moitié qui sont avec moi en effet ; les autres sont des nouveaux, mais que je connais bien, pour les avoir vus ou pour avoir travaillé avec eux. C’est ainsi que je n’ai pas fait d’audition. C’est la qualité de vivre en troupe, et de bénéficier d’un mois de répétitions ! On est un peu comme une famille recomposée qu’il faut reconstruire. Il faut pouvoir compter sur les talents artistiques et humains.
-Mettre en scène le Barbier dans ce lieu unique vous amène à aborder la pièce différemment de ce que vous pensiez ? Vous y découvrez des accents nouveaux ?
-L’idée de la scénographie est née à Grignan, elle est née de Grignan. C’est tout à fait différent du théâtre parisien du Ranelagh ! J’ai conçu une arène à Séville ; cela m’a paru tout naturel, puisque l’action se passe dans cette ville ; et puis ce sont parmi les arènes les plus anciennes qu’on ait conservées ; elles datent de 15 ans avant la pièce ! La forme circulaire de la scène convient particulièrement, et cela souligne la notion d’affrontement. Cela permet un numéro de cirque, un clown acrobate, un spectacle multiple. La scénographie est née de l’image de moucharabié. Et j’ai conçu des déplacements, des rotations, pour concerner tous les spectateurs : il ne faut pas jouer que pour ceux qui sont en frontal, mais aller chercher les extrêmes, créer du mouvement sur les extérieurs.
-Les Nuits de la Drôme durent un mois et demi. En même temps, mais pour deux représentations seulement, fin juillet, vous allez participer, en tant que parrain aussi, au festival de la Confiserie à Carpentras.
CARPENTRAS
-Je vais reprendre mon Scapin. C’est ici totalement différent, un vrai théâtre de tréteaux. C’est un couple de particuliers, passionnés de théâtre, qui ont créé ce lieu et ce festival. Dans leur propriété ils ont installé, sur une petite butte pour assurer une bonne visibilité, un espace pour, tout de même, 300 places assises. C’est un beau plateau rectangulaire, juste avec quelques projecteurs. Cela correspond bien à mes pièces de Molière, sans décor, que ce soit le Malade, ou Scapin, ou même Cyrano. On réinvente ainsi le théâtre de tréteaux. Je reprends donc Scapin que j’ai créé il y a 11 ans, une reprise sous micro.
-Avec les mêmes acteurs ?
-Certains oui, d’autres sont arrivés il y a 5 ans ; selon le calendrier, il était difficile que tous soient disponibles en même temps, parce que plusieurs travaillent aussi ailleurs. Ainsi, tous les rôles sont doublés, sauf celui de Scapin. Ce sont des comédiens qui jouent aussi dans Marius et le Voyage de Molière. Pensez que nous avons 10 spectacles qui sont en activité, que ce soit à Paris pour 7 d’entre eux, comme les 3 Mousquetaires, ou en tournée. Cela suppose une faculté d’adaptation de la troupe, peu de décor, de la mobilité, de la musique en direct, des comédiens investis, une association.
-Votre compagnie relève d’une structure associative ?
–Oui, nous sommes appuyés sur une association. A l’origine Charlotte (Charlotte Matzneff, son épouse, elle-même actrice, comédienne et metteure en scène, NDLR) et moi, depuis plus de 20 ans. Nous sommes tous deux bénévoles ; nous fonctionnons comme une crèche parentale ! nous avons la responsabilité, c’est un bureau familial, et nous avons tous un rapport de camaraderie. Nous ne nous versons pas de salaire, nous ne sommes pas employeurs. Ce n’est pas une troupe que nous avons, c’est une compagnie ; les comédiens jouent aussi ailleurs… s’ils en ont le temps (sourire). Chacun de nous est payé quand il travaille ; cela change le rapport, c’est une vraie camaraderie, partagée avec tous, pas seulement les comédiens, mais aussi la graphiste, le comptable, la chargée de diffusion, etc. Il n’y a pas de discussion salariale. Nous sommes responsables mais pas employeurs. Le s
uccès du Grenier de Babouchka tient à cela, un choix humain. On vit d’autant plus tranquilles. Ceres, on traverse des moments difficiles, comme la période Covid, mais c’est un état d’esprit. Nous n’avons pas un budget exceptionnel, mais nous vivons le choix de la proximité. Nous avons envie de boire un coup avec les spectateurs, de partager des moments de vie au-delà du spectacle, de la convivialité.
-Vous serez aussi, cette année encore, présent au Festival Off d’Avignon…
OFF (voirtous nos articles 2025)
-J’aurai une nouvelle mise en scène, Marius, au Chien qui Fume, et bien sûr Du charbon (notre compte rendu). Mais aussi la reprise de Cyrano aux Gémeaux, et un seul-en-scène, la Fleur au fusil, sur la Révolution des œillets, dont j’ai fait la mise en scène, et qui a été créé en 2024 aux Gémeaux aussi. Et, en co-production de Babouchka, si vous permettez que je le signale, le Chant des Lions, de Julien Delpech et Alexandre Foulon, mis en scène par Charlotte Matzneff aux Gémeaux, qui a été créé au Festival de Versailles.
-Le Mois Molière, qui s’exporte aussi à Avignon, à l’ancien Carmel ?
-En effet. En l’occurrence, c’est l’histoire de la création du Chant des partisans.
-Vous participez à de nombreuses manifestations en région Provence. Avez-vous des liens privilégiés avec cette région ?
Le SPECTACLE VIVANT
-Moi je suis originaire du Sud-Ouest. Mais j’adore « le Sud », une région riche en festivals ; et c’est au Petit Louvre à Avignon’ que j’ai connu mon premier gros succès avec Cyrano. C’est ce qui m’a donné l’élan pour créer. Le déclic suivant, ç’a été Monsieur Haffmann. J’ai donc en effet un attachement particulier. Mais la situation y est de plus en plus difficile. On nous loue des créneaux au même prix, avec moins de représentations : 19 fois au lieu de 24 il y a environ 10 ans, à cause des relâches imposées. Et les locations de maisons sont de plus en plus chères. Alors que nos budgets sont en baisse, et qu’on programme moins qu’avant. Déjà, même avec une recette complète on repart avec une note de 20.000€ d’entrée ; pour l’absorber, il faut faire 20 tournées : qui les fait ? Moi j’ai la chance d’en faire plus de 100 avec Du charbon, mais les autres ? oui, je suis fan d’Avignon, j’aime cette ville. Mais seulement 10% des compagnies s’y retrouvent. Moi, je suis chanceux, j’ai mon public, Du charbon est déjà complet pour tout le festival un mois avant l’ouverture. C’est un festival populaire, dans une ville que j’adore. Mais c’est la course à l’échalote, avec 1.600 spectacles (plus de 1.700 cette année, chaque année davantage, NDLR) ! Et je n’arrive pas à lâcher… Mon plaisir, ce n’est pas de gagner de l’argent, même si on s’en sort ; malgré le manque à gagner des 19 dates au lieu de 24, ce sont les mêmes salaires. Chaque année c’est pire. La conséquence, c’est que l’offre est de moins en moins qualitative ; et de plus en plus de troupes ne paient leurs acteurs qu’à 80%, à la recette, et ne respectent pas les conventions collectives. Ainsi les théâtres voient une baisse de qualité ; je ne parle pas du In, qui est subventionné. C’est la règle du marché, alors que les locations de maisons explosent. On vit une véritable crise de la culture. Je me sens à l’aise pour en parler, parce que pour ma part j’ai du succès, et l’on ne peut pas m’accuser d’aigreur. On la sent, cette crise, dans les villes. Les directeurs de théâtre n’ont pas la main sur les sujets qu’on peut, ou ne peut pas, représenter; ils doivent rendre compte de leurs choix, et même leurs coups de cœur doivent être validés par les mairies ; pas de sujets polémiques ; des sujets calibrés ; ainsi, la culture se trouve privée de sujets sur le racisme, la tolérance, le vivre-ensemble… quelle que soit par ailleurs l’étiquette politique. Mes pièces se sont pourtant jouées quelquefois dans des mairies RN, mais elles véhiculent un protectionnisme qui me fait peur. Je crains une culture formatée ; certains de mes pièces sont polémiques, comme Huitième Ciel, sur deux Géorgiens. Le théâtre est vecteur de débat, je passe ma vie à interroger la société pour qu’elle vive. J’ai peur d’un formatage de tous les sujets délicats. La période Covid, où la culture avait été décrétée non essentielle, nous l’a bien montré. Depuis ce moment, les budgets ont baissé. On va vers un grand marché, avec quelques têtes d’affiche, soutenus par la puissance de la télévision et des réseaux sociaux, avec leur communauté, avec ou sans talent, des stars de la télévision ou des stand-up qui privilégient le one-man. Ainsi le théâtre en troupe sur des sujets citoyens est mis à mal. On appauvrit la réflexion, la culture, la discussion ; on promeut une culture grenadine. Il suffit de voir la ministre, qui va allouer des budgets aux spectacles de campings ! Moi-même j’ai commencé dans des VVF, dans des théâtres de campings ; mais c’est un nivellement, une politique de divertissement ; on y perd la politique d’exigence. Moi-même je viens d’une classe très populaire, et je considère que le divertissement est important. Mais une politique culturelle digne de ce nom doit être un engagement pour la France de demain. Sinon, c’est du populisme de bas étage, et j’en suis très inquiet. Comprenez-moi bien : j’ai du succès, j’ai eu la chance d’avoir des Molières, je ne suis pas aigri. Mais je suis inquiet.
-Il y a néanmoins de belles initiatives ici ou là…
-Moi-même j’ai créé à Saint-Jean-Pied-de-Port un festival populaire, un véritable ancrage populaire en province. Pour ma part, je n’étais jamais allée au théâtre en soirée avant mes 19 ans, et je n’avais jamais vu Paris. C’est un festival formidable, vivant. Mais la société a peur ; elle est devenue un grand marché, un ensemble de consommateurs, et moins ça râle plus on prend… On assiste à une mondialisation de la crétinisation du peuple. Aujourd’hui il faut aider la culture ; ce n’est pas de la démagogie, c’est une nécessité.
-Merci, Jean-Philippe, pour toutes ces réflexions. Une autre fois, il nous faudra parler musique, car la musique est présente dans vos créations…
Propos recueillis par G.ad. Photos G.ad., Patrick Gamet
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