Interviewer Théotime Langlois de Swarte c’est prendre un bain de jouvence (27 ans) et de simplicité. Il sera l’invité de Musique Baroque en Avignon le 27 juin 2023 pour un récital en duo avec William Christie. Entretien avec un musicien à la fois fougueux et réfléchi, que nous avions déjà entendu avec bonheur au sein de l’ensemble Jupiter en clôture de la saison précédente de MBA, dans les Jardins du Musée Calvet à Avignon.
-Théotime Langlois de Swarte (site officiel), parlez-nous du programme du concert que vous allez bientôt donner avec William Christie à l’Opéra Grand Avignon. Il est né d’un coup de foudre, je crois ?
-Sa naissance est liée en effet à la redécouverte des partitions de Jean-Baptiste Senaillé (1687-1730, NDLR) à la Bibliothèque Nationale de France. Je suis tombé tout particulièrement sur la sonate 6 du livre 1 en sol mineur ; la basse obstinée m’a touché à la simple lecture de la partition ; je me suis dit qu’elle pourrait plaire à William Christie ; nous l’avons lue ensemble, nous l’avons trouvée très intéressante, et la lecture musicale a confirmé cette impression. On peut dire en effet que c’est un coup de foudre. J’ai eu le sentiment qu’il fallait s’emparer de l’œuvre de Senaillé, une œuvre importante puisqu’il a écrit 50 sonates, réparties en 5 livres ; certaines sont de vrais chefs-d’œuvre.
-Vous les avez donc enregistrées ?
-Nous avons fait une sélection de celles que nous préférions. Pour le concert, nous avons décidé de les associer à Jean-Marie Leclaire, aussi renommé à l’époque, et sans doute un peu plus connu dans le milieu des mélomanes, ne serait-ce que parce qu’il a dédié une œuvre à Louis XV. Il est de 25 ans plus jeune que Semaillé ; ce sont donc deux générations de violonistes français, et tous deux inspirés par le modèle italien.
-Leclaire ne s’est pas contenté de dédier une œuvre à Louis XV ; il me semble, sauf erreur, qu’il a également joué devant lui. Et, je crois, son père appartenait aux « 24 Violons du Roy », un ensemble renommé.
-A cette époque en effet, il y avait de véritables familles de compositeurs, comme des corporations ; Leclaire est parfois désigné comme Leclaire l’aîné. Ce qui me touche chez ces compositeurs, c’est qu’ils sont interprètes de leurs propres œuvres ; ils composent pour eux comme pour de prochaines échéances, comme si j’écrivais moi-même le programme du prochain concert.
-Vous-même êtes issu d’une famille de musiciens…
-Mes deux parents sont professeurs de chant, et j’ai beaucoup chanté enfant dans le chœur que dirige ma mère. J’ai également un grand frère flûtiste et une grande sœur membre d’un trio vocal.
-Vous expliquez sur YouTube pour France Musique les différences visibles entre le violon baroque et le violon classique : l’absence de mentonnière, les cordes en boyau, l’archet sans vis… Quelles sont les spécificités du violon baroque dans votre ressenti de musicien, vous qui aviez commencé votre apprentissage par le violon classique ?
-C’est essentiellement une différence de son, qui n’a pas la même densité. Il ne faut pas oublier malgré tout que les cordes en boyau existent jusqu’en 1950 ; Jascha Heifetz (1899-1925) n’utilisait qu’elles, et tout le XIXe siècle : le concerto de Brahms par exemple a été joué sur cordes en boyau. Le rapport au son est, comment dire ? plus organique ; sa texture, sa matière est différente ; le ressenti du son pour moi est différent ; c’est extrêmement important quand on prétend imiter la voix humaine, que d’avoir la chaleur, la souplesse de la voix.
-Et quant au jeu lui-même ?
-Je vous ai parlé de l’aspect esthétique, mais il y a aussi, en effet, l’aspect technique. Certes, il est difficile de se priver du confort d’une mentonnière…
-Je confirme par expérience…
-(Sourire) Mais les contraintes sont en même temps libératrices ; au plus près de l’instrument, elles amènent à se demander, et à comprendre, pourquoi les compositeurs ont écrit ceci, et l’ont écrit ainsi, et pourquoi ensuite une musique plus difficile amènera une nécessaire évolution. Le montage du violon correspond en fait à la musique qui est écrite pour lui ; c’est une évidence ! Cela se comprend bien pour la mentonnière : elle est fixée sur la table, et c’est la table qui vibre ; l’absence de la mentonnière libère l’instrument, libère la vibration, libère une tension – comme lever l’épaule – qu’on accepte comme allant de soi.
-L’interprète a donc avec l’instrument un contact plus organique, plus charnel. Et les auditeurs, si vous avez des retours en ce sens, le ressentent-ils de la même façon ?
-C’est difficile à dire, chacun reçoit différemment. Beaucoup me parlent de l’énergie de la musique baroque, et c’est vrai. Mais pour moi qui ai beaucoup travaillé sur le son, ce n’est pas ce qui me touche le plus ; ce qui me touche, c’est la densité du son, ce que des spectateurs appellent mon « velouté ».
-Cette sensation est peut-être liée aussi au réglage du diapason ?
-Sans aucun doute. Avec un demi-ton au-dessous, le son résonne plus longtemps, mais on perd le brillant du son classique. Mais à l’époque baroque il n’y avait pas d’uniformité : à Crémone, et dans tout le Nord de l’Italie, les diapasons d’orgue étaient à 440-460, mais à Rome ils étaient beaucoup plus bas, jusqu’à 385 ! Mais ce sont là des questions techniques pour spécialistes…
-La même année, en 2015, vous avez fondé l’ensemble Consort avec Justin Taylor, et vous êtes entré aux Arts florissants. Comment entre-t-on aux Arts florissants, et quel homme est William Christie ?
-(sourire) William est avant tout fédérateur, c’est un homme qui accueille, qui accueille les nouveaux venus. Par ailleurs, même s’il a construit sa vie sur un collectif, il s’attache aux individus ; c’est le charme de cet ensemble, il connaît chaque personnalité. Et même dans un aspect plus familial, il partage. Il aime les éléments forts, les personnalités ; par exemple, il a toujours fait chanter des solistes, et même des voix solistes confirmées ; c’était par exemple formidable pour moi, de jouer tout à côté du ténor Renato Cioni (1929-2014, NDLR). William aime mettre tout cela au service d’un idéal musical, c’est un privilège rare. Sa patte, c’est qu’il ne lisse pas les individus.
-Et comment entre-t-on aux Arts florissants ?
-Comme partout, par des auditions, pas par cooptation. Moi j’ai eu la chance, après une première audition, d’avoir une super-expérience en étant intégré en junior à l’orchestre, à 17-18 ans pour une tournée européenne, Salzbourg… : une étape marquante. La première audition se passe devant les chefs de pupitre de l’orchestre. Par la suite j’ai été invité à réauditionner en qualité de professionnel, et là devant William Christie. (Sourire) Et c’était avec Justin Taylor ! Il nous a entendus tous les deux. A partir de là j’ai joué en musique de chambre et en orchestre, de Didon et Enée aux Cantates de Bach. Puis est arrivé le projet Senaillé ; je venais juste de signer avec Harmonia Mundi : William m’a proposé de faire un enregistrement pour Harmonia…
-Une belle vitrine !
-C’est un label très ambitieux et exigeant, sur le plan artistique et pour le rayonnement ; avec lui on peut être libre de ses projets artistiques, et également ambitieux quant à leur réception ; car on enregistre pour être entendu, pour faire partager un répertoire, pour faire connaître un idéal musical.
-Vous participez à plusieurs ensembles différents ; cette porosité est-elle propre au baroque ? le monde des baroqueux est sans doute un univers où tout le monde se connaît. Peut-on estimer le nombre de musiciens baroques en France ?
–Estimer un nombre n’est pas facile ; je dirais entre 500 et 1000 professionnels ; chaque orchestre comptant 50 à 60 musiciens ; il suffit de multiplier par le nombre d’orchestres… Quant à la porosité entre les formations, c’est par périodes. Pour moi, je me suis maintenant recentré sur mon activité de soliste. Mais nous avons la chance en France d’avoir un système d’intermittence qui permet de travailler par périodes, ce qui nous donne des droits au chômage ; c’est unique, et c’est précieux ; la France est le seul pays à avoir un tel système d’ensembles indépendants, aidés par l’Etat.
-Vous avez été nommé deux fois aux Victoires de la musique, en 2020 comme tout 1er violon baroque, et en 2022 comme enregistrement…
-En fait, trois fois ; en 2022 (photo, capture d’écran), c’était dans deux catégories : Soliste instrumental de l’année, et enregistrement.
-Avez-vous eu le sentiment que les Victoires, un événement grand public, constituent un accélérateur de carrière ?
-On ne sait jamais quelle en est l’incidence. Pour ma part, je pense que l’accélérateur, c’est plutôt mes disques pour Harmonia mundi. Mais on ne peut nier que ce type de manifestations fédère le milieu musical, et tous les interprètes sont passés par les Victoires, et ils sont ainsi identifiés. Quant à la soirée elle-même, je pense que, quand on est nommé, avoir le prix ou pas n’a pas grande importance.
-A Avignon, vous allez jouer en duo avec William Christie ; le mariage entre violon et clavecin est-il « naturel » ?
-Ce sont deux instruments complémentaires ; le violon tient le son, avec les harmoniques, et le clavecin, à cordes pincées, est sur le mode mélodique. Une complémentarité d’évidence.
-Quels sont vos projets, à court terme pour l’été, sans doute dans divers festivals, et à plus long terme ?
-Un CD autour de Vivaldi, qui évoquera sa vie à travers ses concertos, avec Consort, avec Justin Taylor. En septembre, « une invitation chez les Schumann », Clara et Robert dans leur intimité, à travers la musique de leur quotidien.
-Et ce répertoire, vous le jouez avec votre violon de Crémone de 1665 ?
-Non, un autre violon, de 1700, avec des cordes un peu différentes, en boyau filé. Et quant aux festivals d’été, je vais faire une tournée en France avec l’Orchestre de l’Opéra Royal de Versailles (site officiel), notamment à Prades, l’abbaye du Thoronet (2e édition des Musicales du Thoronet, site officiel, NDLR), Cahors, Uzès…
Propos recueillis par G.ad. Photos Jean-Baptiste Millot & captures d’écran G.ad.
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