« Oui, le baroque est à la mode, toujours ! »

Karine Deshayes (photo Aymeric Giraudel) est très présente dans nos pages. En ce mois de décembre 2025, elle évoque pour nous sa triple actualité : son actualité imminente, son concert imminent Armida abbandonata du 14 décembre 2025 à l’Opéra Grand Avignon (pour réserver) (ci-dessous), son rôle tout récent de conseillère artistique de Musique Baroque en Avignon, enfin le coup de tonnerre des Chorégies, avec une édition 2026 dont elle vient d’être évincée sans préavis…
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1er volet : le concert du 14 décembre
-Karine Deshayes, nous avons suivi votre récent triomphe dans Don Giovanni à Toulouse, et nous nous réjouissons de vous accueillir à nouveau à Avignon. Pouvez-vous nous parler du concert que vous allez donner dimanche à l’Opéra Grand Avignon ? Pouvez-vous résumer en quelques phrases le destin tragique d’Armide ?
-C’est compliqué parce que, en outre, il y a des traitements différents. Mais Armide, c’est principalement la femme abandonnée. Sa colère monte, et elle se rend compte que tous ces pouvoirs n’arrivent pas à retenir Rinaldo, Renaud. Parce que lui, est poussé par un désir de gloire et elle une belle histoire d’amour.
-Ils sont dans deux destins, deux horizons différents.
-Oui, effectivement ; certes au début il y a l’amour, mais tout va changer. Pourtant on sait qu’elle est magicienne, qu’elle a des pouvoirs exceptionnels. Mais voilà, malgré ses efforts, malgré ses enchantements, elle n’arrive pas à retenir l’amour.
–Le programme comporte trois compositeurs, Lully, Haendel, Vivaldi. Ce qui vous a intéressée dans ce répertoire, est-ce surtout l’unité thématique, ou au contraire les caractéristiques de chacun ? Car chaque compositeur donne une image différente d’Armide, entre la magicienne, la musulmane amoureuse de son ennemi, la femme abandonnée…
-C’est toujours la même femme, mais avec une écriture un peu différente.
-Comment caractériser chacune des écritures ?
-Lully, c’est du baroque dit à la française, même si c’est écrit en italien. Chez Haendel et Vivaldi, c’est très vocalisant et en même temps ils ont aussi ce pouvoir magnifique de savoir faire des airs très lents qui viennent nous tirer les larmes des yeux. Moi j’envie de dire, en fait c’est ça que j’adore chez Haendel, c’est qu’on a à la fois le côté « vocalise », qui va nous montrer la furie, la fureur, et à côté on a des choses complètement différentes, dans l’attente, la lenteur. Ce qui est intéressant justement avec Armide, c’est sa richesse, et le nombre de compositeurs qui se sont emparés du sujet, même plus tardifs, comme Glück, Haydn, ou comme Rossini, que j’ai d’ailleurs chanté. Ou des compositeurs français. Mais pour ce concert, on n’a pas voulu faire d’Armide française, comme l’Armide, la tragédie de Quinault et Lulli. On n’a pas choisi la tragédie, on a choisi ce qui s’appelle « les amours déguisées » : c’est la scène d’Armida, en italien ; on a voulu justement une relation entre les trois ouvrages ; ainsi on a trois ouvrages en italien. Lully sera le plus ancien, il est vraiment du XVIIe siècle ; pour Haendel et Vivaldi c’est le début XVIIIe. En fait, à travers tous ces compositeurs, ce qui est intéressant, c’est de constater qu’on a beau avoir tous les pouvoirs entre les mains, ce n’est pas forcément ce qui fait gagner le cœur de quelqu’un. Même si je pense qu’il est tout de même amoureux lui aussi, Renaud.
-Et la différence de civilisation, de culture, entre Armide et Renaud, est-elle vraiment perceptible et déterminante, ou est-elle simplement anecdotique ?
-Ce qui est certain, c’est que ce sont des temps de guerre, et que pour les hommes, ce qui importe c’est le combat, c’est la gloire.
-C’est donc un contexte historique qui sert de toile de fond au récit, mais qui n’en est pas un élément déterminant ?
-Tout à fait. Armide représente toutes les femmes abandonnées, quel que soit le contexte. Ce sont des thèmes qui sont présents, toujours, partout, tout au long de l’histoire.

-En parlant du programme, vous dites « on a choisi » ; j’imagine que c’est un travail commun, un choix partagé avec Jérôme Corréas et avec les Paladins ?
-Oui, bien sûr. J’ai déjà fait d’ailleurs en amont avec Jérôme un travail analogue sur le thème de Lucrèce (concrétisé par un CD éponyme, sorti en 2024, NDLR), qui a été traité aussi par divers compositeurs, par Haendel, par Scarlatti, avec justement ces formes de cantate qui sont des mini-opéras.
-Est-ce que les compositeurs que vous avez choisis ont un amour égal pour la voix et pour les instruments ?
-Oui, bien sûr. Lully, c’est magnifique, c’est extraordinaire ; il a superbement écrit pour la voix, très bien mis en valeur le texte. Vivaldi aussi. Tout est vraiment très bien écrit. Après il y a aussi des intervalles, des surprises ; au niveau musical, je ne dis certes pas que c’est facile ! En tout cas c’est vocal. Les compositeurs nous ont gâtés, nous les chanteurs.
-Justement, si les voix ont été particulièrement gâtées, et nous en sommes conscients, est-ce que le dialogue avec les instruments demeure tout de même équilibré, est-ce que les instruments ont malgré tout une part importante ?
-Bien sûr, ici il y aura les deux violons, le violoncelle et le clavecin. Et en plus la cantate est vraiment le plus gros morceau : c’est tout de même dix-sept ou dix-huit minutes de chant, contrairement aux airs de cinq minutes. Là c’est vraiment un mini-opéra. Et ce qui est très intéressant c’est que le premier récitatif n’est pas accompagné avec le continuum, c’est avec les deux violons : voilà des innovations de Haendel. Ainsi dans tous les airs, vous verrez, c’est très virtuose aussi pour les violons, ça tricote autant que la voix. Oui, parce que dans les récitatifs accompagnés, c’est eux qui expriment la fureur. Il y a des airs, vraiment, waouh. C’est technique pour eux aussi.
-Vous parlez du premier récitatif ?
-En fait, c’est une succession de récitatifs et d’airs. D’habitude pour le récitatif, on a des arpèges avec le clavecin, avec le continuo, le violoncelle ; et là c’est la voix, avec les violons, c’est très étonnant. C’est vraiment une innovation aussi de la part de de Haendel ; en tout cas, c’est très virtuose aussi pour les instruments, c’est ce qui est génial, et avec des airs lents, et des airs rapides. C’est aussi la difficulté, que dès le départ on est avec les violons, et on est tous dirigés par Jérôme. Mais en tout cas, c’est quelque chose d’étonnant, et il faut, là, ne pas traîner, vraiment mesurer. Ils seront quatre instruments, un petit effectif.
-Mais le baroque aime aussi les petites formes, le salon de musique intime.
-(sourire) Tout à fait.
-Vous étiez mezzo-soprano, vous êtes devenue soprano, et vous abordez avec le même talent les deux tessitures. Même si ces catégories ne sont pas pertinentes quand on parle de baroque, chanterez-vous soprano ou mezzo dans ce concert ?
-La réponse est simple : il n’y a pas de mezzo dans le baroque ; elle n’est apparue qu’au XIXe siècle ; tout est écrit pour soprano.
Propos recueillis par G.ad.
Voir l’intégralité de notre entretien : présentation générale, le concert (volet 1, supra), le conseil artistique de MBA (volet 2), et l’éviction sans préavis des Chorégies (volet 3)
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