Jean-Marc Salzmann sera Herr Von Faninal dans Le Chevalier à la rose, qui est, non seulement « le chef-d’œuvre de Richard Strauss – compositeur sans lien de parenté avec Johann Strauss, auteur du Beau Danube bleu et de la Chauve-souris – mais même « un chef-d’œuvre absolu » ainsi que l’avait qualifié Frédéric Roels le directeur lors de sa présentation de saison ; une œuvre qui sera jouée pour la première fois sur la scène avignonnaise, initialement prévue pour janvier 2021 et reportée en raison de la pandémie.
– Le Chevalier à la rose ouvrira ce vendredi 7 octobre 2022 la saison lyrique à l’Opéra Grand Avignon. Vous qui la connaissez bien, dites-nous pourquoi il faut aller voir et entendre cette œuvre ?
-(sourire, mais sans hésitation) D’abord pour une musique sublime, beaucoup plus connue que l’on ne croit habituellement, comme par exemple la fameuse valse (il se met à fredonner) que tout le monde connaît. Ensuite parce que c’est du vrai théâtre chanté, avec un livret très intéressant. Même s’il se passe au XVIIIe siècle, il raconte une époque, les mêmes rapports sociaux qu’en France, avec une bourgeoisie qui s’enrichit et une aristocratie qui s’appauvrit. C’est aussi une très belle qualité de distribution : un baron exceptionnel, un couple de tourtereaux très crédible, et Sophie, ma fille, a vraiment l’âge d’être ma fille, on n’a pas besoin des truquages du maquillage !
-Comment vous sentez-vous, à une petite semaine de la première ?
–On est en pleine italienne. Je peux dire que l’orchestre a fait d’énormes progrès. Il aborde cette œuvre pour la première fois ; il s’en sort très bien, avec un chef merveilleux, qui connaît très bien ce répertoire. Il est d’ailleurs GMD (General Musik Director) en Allemagne, chef de la musique de l’Opéra de Trèves ; et il est de surcroît d’une extrême gentillesse ! Quant à la mise en scène, elle est classique, avec une touche de modernité. On raconte vraiment une histoire. Je n’aimerais pas une mise en scène dans un garage ou une déchetterie, mais ici c’est relativement classique.
-Ce sera donc une belle production.
–Une très belle opportunité pour Avignon, où l’œuvre n’avait jamais été jouée. Elle fait pourtant partie des grands opéras du répertoire.
-Ouvrir une saison avec une œuvre qui ne fait pas partie des « tubes », n’est-ce pas un pari risqué ? Comme Peter Grimes l’an dernier, pour la réouverture de l’opéra historique après 4 ans de travaux : une production remarquable, mais relativement boudée par le public.
–Il faut être audacieux si l’on veut avancer. J’ai bien regardé la programmation de Frédéric Roels pour cette saison : que des chefs-d’œuvre, même s’ils ne sont pas très connus du grand public. Que les spectateurs soient déroutés, sans doute, mais c’est une invitation à sortir des sentiers battus. Il faut oser faire découvrir des chefs-d’œuvre qui peuvent nous apporter quelque chose, nous rendre meilleurs, nous élever, musicalement et spirituellement. On peut avoir des moments de doute, de remise en question, mais il faut toujours essayer autre chose. Pour construire un public il faut des années. Quand Maier est arrivé à l’Opéra de Montpellier dans les années 80 (Henri Maier, directeur général de l’Opéra de Montpellier de 1085 à 2001, ndlr), la moyenne d’âge du public était de 60-65 ans ; en 15 ans, elle est passée à 35-40 ans. Il faut être très attentif, et créer justement ce renversement du public. Les jeunes ont de la curiosité, une envie de nouveauté.
-Sans négliger les opéras les plus populaires ?
–Certes, je suis moi-même un aficionado de Butterfly, de Traviata, mais il ne faut pas se contenter de cela. C’est un peu la situation du baroque dans les années 80. Les Arts florissants par exemple ont renouvelé le genre ; moi-même j’ai beaucoup travaillé avec eux, mais j’ai fait aussi de la musique contemporaine, j’ai traversé à peu près tout le spectre du métier ; je pense qu’il faut renouveler l’approche. On construit un public à travers des propositions audacieuses ; le vrai défi, c’est d’inclure le public traditionnel sans l’effrayer.
-Un défi en effet, d’autant que, d’expérience, le public à Avignon se presse plus nombreux pour les œuvres très connues.
–Mais c’est à nous de susciter de nouvelles envies ! Vous savez, je suis venu samedi dernier donner un concert dans la salle des Préludes, une très jolie salle (dans le cadre des apér’opéras, ndlr). C’était très émouvant pour moi, car il y a 18 ans que je n’étais pas venu dans cette maison ; la dernière fois, je me rappelle, c’était pour une Cecilia de Charles Chaynes . La semaine dernière donc, je donnais un cabaret lyrique, avec accordéon ; associer des pièces comme L’Or du Rhin avec l’accordéon a de quoi surprendre, et ça marche ! J’ai eu la chance de rencontrer Pierre Cussac (site officiel), qui est un arrangeur hors pair et un instrumentiste hors pair, j’ai été conquis. A lui tout seul il remplace un orchestre ; (sourire) il fait moins de bruit qu’un orchestre, mais il en a toutes les couleurs.
-Comment voyez-vous Herr Von Faninal, le personnage que vous interprétez dans ce Chevalier à la rose ? Un contre-emploi, un rôle de composition, un proche cousin, ou tout à la fois ?
–C’est un rôle que j’ai chanté il y a très longtemps à l’Opéra du Rhin à Strasbourg ; j’avais alors à peine 40 ans, c’était un peu jeune. Depuis, on ne me l’avait pas re-proposé. L’avantage de l’âge, c’est qu’on change de répertoire. On ne joue plus les jeunes premiers… comment dire… un peu insipides, mais on peut se permettre des salauds, des meurtriers…
-Des personnages en tout cas plus complexes, moins monolithiques.
–Oui, plus complexes, plus riches (rire). Là c’est un nouveau riche, qui n’a qu’une ambition : s’associer à des aristocrates pour parachever sa réussite sociale. Il en arrive même à sacrifier sa fille, à la donner à un vieux grigou, un horrible aristocrate sans éducation, qui a juste une particule. C’est un père complètement aveuglé par l’étiquette, un maquignon. Je passe par tous les stades de l’être humain, c’est merveilleux ! (sourire).
-Le rôle est-il difficile ?
–Il est difficile à chanter et à jouer musicalement, si vous voyez ce que je veux dire. On est avec du vrai chant, mais avec une prosodie théâtrale. La difficulté est de retenir la rythmique. Il y a par exemple une scène folle, où je répète 8 ou 10 fois « pour toute la vie », avec les mêmes notes, mais pas le même rythme. C’est long à intégrer pour la mémoire, pour la mémoire corporelle, pour que cela devienne comme une seconde nature ; c’est la même problématique que la musique contemporaine.
-Le public ne se rend pas compte de toutes ces difficultés.
–Notre rôle est justement de lui faire croire que c’est facile, que cela ne demande pas de travail. Les gens croient que notre travail n’est pas un vrai travail. Vous connaissez l’anecdote célèbre où un spectateur félicite un artiste sortant de scène et lui demande : et à part ça, que faites-vous comme métier ? Si le public croit que c’est facile, alors nous avons réussi notre coup.
-On peut penser à contrario que connaître tout ce travail préparatoire permet une écoute plus active…
–J’ai été chargé de la programmation artistique du Théâtre Impérial de Compiègne de 2009 à 2015. Pour la manifestation Tous à l’opéra, le premier thème que j’avais développé était celui du chef de chant, un rôle totalement méconnu mais essentiel, fondamental. On n’imagine pas l’importance d’un chef de chant ; on peut faire un opéra sans théâtre, sans mise en scène, sans orchestre, sans costumes ni décor ; il vous suffit d’avoir des chanteurs et un pianiste, et vous avez un opéra ; un bon pianiste et un bon chef de chant, c’est… comment dire… la substantifique moelle de l’opéra. Le reste ne constitue que des couches en plus pour sublimer l’œuvre, pour en faire un art total. Mais le véritable noyau, c’est celui que je vous ai dit.
-Vous avez, avec Avignon et la région, avec les Dentelles de Montmirail, une relation privilégiée.
–J’ai passé mon enfance dans la Vallée du Rhône, près de Valence…
-A Saint-Péray en Ardèche, je crois ?
–Oui. Adolescent j’aimais déjà la montagne ; j’allais grimper dans les Dentelles, à Buis-les-Baronnies ; c’est une région que je connais bien, mon père étant resté longtemps à Nîmes. Quant à Avignon… Certes nous avons une relation particulière avec tous les théâtres dans lesquels nous chantons. Mais avec le théâtre d’Avignon c’est une relation profonde et durable, depuis, je crois, 1975. J’y ai vu ma première Traviata, alors que je commençais alors à peine le chant ; je me suis dit : si un jour je fais du chant, vraiment, je voudrais travailler avec cette dame.
-De qui s’agissait-il ?
-De Christiane Eda-Pierre (1932-6 septembre 2020, à laquelle l’Opéra Grand Avignon rendra cette année un hommage dans un concert lyrique, ndlr).
–En 1977 je faisais partie des choristes supplémentaires à l’Opéra du Rhin dans Otello, mis en scène par Jean-Pierre Ponnelle (1932-1988, ndlr) et Alain Lombard (directeur artistique du tout nouvel Opéra National du Rhin, en 1974, ndlr). D’ailleurs très bientôt, en octobre, je fêterai mes 45 ans de carrière, une carrière que j’ai commencée à 20 ans. Concernant Christiane Eda-Pierre, quand j’ai voulu aller plus loin dans le chant, en 1979 j’avais un professeur à Strasbourg, qui m’a poussé à tenter le concours du Conservatoire de Paris ; Christiane Eda-Pierre y enseignait ; je lui ai écrit ; pendant un an elle m’a préparé au concours, gratuitement, je tiens à le signaler. Elle savait que je n’étais pas très argenté, elle m’a préparé toutes les semaines pendant un an. J’ai donc intégré le CNSMP à la fin 1980, jusqu’en 1985 où suis devenu soliste. . J’ai continué dans les chœurs à Strasbourg, à Rouen, au festival d’Aix de 1977 à1985. J’ai commencé ma carrière de soliste à ma sortie de conservatoire avec une fidélité particulière avec l’opéra d’Avignon où j’ai chanté beaucoup d’opérettes et d’opéras (La Veuve joyeuse, La Vie Parisienne, Carmen, les Dialogues…) de 1987 à 2004. En tout cas j’en garde un très bon souvenir, et je suis ravi d’y revenir.
-Vous y avez retrouvé des visages connus ?
-Lors du récital de la semaine dernière, j’ai eu grand plaisir à échanger avec quantité d’anciens qui sont toujours dans la maison, des danseurs comme Nathalie Bruno, ou Maxime Tarbouriech, ou d’autres, choristes, machinistes, accessoiristes. Dans ce métier, nos maisons sont partout, mais j’ai une tendresse particulière pour Avignon, où j’ai eu cette rencontre décisive avec Christiane Eda-Pierre.
-Un artiste se projette surtout vers l’avenir. Quels projets avez-vous, ceux du moins dont vous pouvez parler ?
-Cela fait 20 ans que je n’ai pas d’agent. Je ne cherche plus vraiment de travail. Pour cette production, je connaissais déjà Frédéric Roels à Rouen. J’ai beaucoup tourné au Canada avant le Covid, mais après, le pays s’est particulièrement penché sur ses propres artistes, ce qui est compréhensible ; il est d’ailleurs dommage qu’il n’en soit pas toujours de même en France, même si cela va lieux depuis quelques années. Maintenant, ce que je voudrais, en dehors des propositions d’opéras que je pourrais avoir, c’est faire de la musique de chambre, du quatuor vocal, du Debussy, du Schumann ; je travaille beaucoup avec un merveilleux pianiste nîmois, Mathieu Pordoy, avec qui je partage ce même désir de musique de chambre (Mathieu Pordoy était le partenaire de Florian Sempey lors de son concert d’été 2022 aux Saisons de la Voix de Gordes, et, dans le même cadre en 2019, de Violette Polchi qui aurait dû faire partie de la distribution de ce Chevalier à la Rose, ndlr). Faire de la musique à la maison… Vous savez, ce métier c’est un combat ; d’ailleurs mon réseau se rétrécit ; la plupart des directeurs avec lesquels j’ai travaillé sont maintenant à la retraite. Je pense néanmoins qu’il y a de la place pour tout le monde. J’adore le chant et la musique, et c’est ce que je veux toujours faire. Et quand je rencontre des jeunes chanteurs, je leur dis : « Montez vos propres projets, vos propres programmes de concert ; n’attendez pas qu’on vous en propose ! » Les carrières durent 10-15 ans aujourd’hui, sauf pour les très grands noms. Il faut penser qu’il existe d’autres salles que les opéras : des théâtres, des scènes conventionnées, des scènes nationales… quantité d’endroits où l’on peut vivre une rencontre avec le public. C’est ce qui permettra de faire venir un nouveau public dans les maisons d’opéra. J’ai tendance à dire : il faut que l’opéra soit là où on ne l’entend pas d’habitude, et où on ne l’attend pas. J’ai souvenir de concerts dans des salles hors opéra, des festivals, avec une ambiance formidable ; le soir on allait manger chez les gens, c’était une façon de désembourgeoiser l’opéra. C’était ce qu’on appelle un opéra mobile : un camion avec une scène qui se déploie. Il y a d’ailleurs une compagnie qui porte ce nom d’Opéra mobile.
–C’est un peu le concept qui a été proposé l’an dernier aux Chorégies, sous le titre « Beau comme un camion » : un camion qui apporte un opéra « de poche » aux gens qui ne viendraient pas…
–Moi-même, c’était un projet que j’avais proposé il y a 25 ans ; les structures n’avaient pas encore conscience de la nécessité d’aller trouver de nouveaux publics.
-Voudriez-vous rajouter autre chose ?
–Je suis évidemment très heureux de participer à cette production du Chevalier à la rose, mais j’en reviens à ce que je disais sur le public actuel : quand nous jouions la Vie parisienne ici même à Avignon, il y avait 8 représentations, et elles faisaient toutes salle pleine ! Je voudrais surtout vous dire tout le bonheur que j’ai à retrouver cette scène, et ce théâtre si magnifiquement restauré !!
Propos recueillis par G.ad.
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