« Nul n’est prophète en son pays » ; c’est en effet dans le Nouveau Monde que le philosophe René Girard, d’une famille avignonnaise bien connue, a mené une brillante carrière de penseur et d’enseignant. Ses petits-neveux, le Quatuor Girard – Grégoire, Agathe, Hugues, Lucie) – issus d’une fratrie de 9, ont décidé de lui rendre hommage, à quelques jours du centenaire de sa naissance (site officiel), le 25 décembre 1923.
Les quatre musiciens font souvent le choix de l’audace ; largement soutenus par la famille, ils ont lancé le Festival Rosa Musica en 2020, parrainé par Frédéric Lodéon (voir notre entretien), puis Rosa musica hiver en 2021, ils ont fondé la Société des Amis de René Girard, la maison Girard Production…
L’hommage au philosophe se concrétise notamment en 2 concerts dans 2 lieux prestigieux, aux Bernardins à Paris le 14 décembre, au Palais des papes à Avignon le 17 décembre, avec l’Orchestre National Avignon-Provence, sous la direction de Débora Waldman. Rencontre avec Grégoire Girard, 1er violon du Quatuor, et directeur artistique, du haut de son presque quart de siècle.
-Grégoire, alors que se déroule déjà la 3e édition de votre festival Rosa Musica hiver, vous organisez un événement exceptionnel pour fêter le centenaire de la naissance de votre grand-oncle le philosophe René Girard, avignonnais d’origine. Deux concerts, aux Bernardins à Paris et au Grand Tinel du Palais des Papes à Avignon, deux lieux de prestige. Comment avez-vous conçu l’articulation entre les différentes pièces : deux œuvres de Haydn, une de Wagner, et la composition que vous avez commandée pour l’occasion ?
-C’est la forme avancée du lien avec la pensée de René Girard, comme une marche qui accompagne sa pensée, l’incarnation par la musique de sa pensée. Nous commençons par 2 des Sept paroles du Christ en croix, tout d’abord « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », puis « Tout est consommé », moment central dans la pensée de la Révélation ; comment être en capacité de recevoir cette Révélation ? Nous jouerons ensuite Wagner qui, avec Nietzsche a tenté de réarchaïser la perspective autour des grands mythes païens, rompant totalement avec la pensée chrétienne. Et le retour vers Haydn se fait par un clin d’œil avec l’œuvre Le philosophe, qui explore en musique la pensée philosophique ; Haydn propose une mise en abyme de la réflexion de la musique sur elle-même : elle est un des éléments les plus aptes à faire corps, à faire société, autour de la notion du bouc émissaire. Dans la société postchrétienne, se pose la question cruciale : que faire de la musique, de la violence initiale organique de la musique ?
-Et, en dialogue, cette œuvre que vous avez commandée pour l’occasion.
-C’est une œuvre en 2 parties : d’abord le monde ancien, le 1er tableau en 10 numéros, « les temps barbares » ; la 2nde partie, elle, constitue l’ouverture des « temps civilisés ».
-Dans sa forme, une œuvre assez rare : un concerto pour quatuor ?
–On voulait vraiment marquer le coup pour cet hommage à notre grand-oncle. Oui, c’est unique, ou presque ; je crois qu’il n’existe que 2 exemples de quadruple concerto dans l’histoire de la musique : un de Chausson, ou plutôt d’Ysaÿe, et l’autre… je l’ai oublié. Voyez, ils ne sont pas passés à la postérité (sourire). Notre commande est une innovation ; nous voulions marquer le monde musical ; la configuration de quatuor dans un concerto est très particulière : quatre individualités distinctes, qui forment un tout solide face à l’orchestre, et qui ainsi réincarnent le schéma de la victime face à la foule ; dans la danse ibaugitake, la foule cherche un bouc émissaire, une sorte de victime lyrique, innocente, ou du moins pas plus coupable qu’une autre. Cela débouche sur l’ouverture. C’est une très belle œuvre, une sorte de symphonie beethovenienne. Elle sera précédée d’un texte de 6/ 7 minutes, écrit par Guilhem Girard.
-C’est Loïc Corbery qui dira ce texte « inaugural ». Sociétaire du Français, il est lui aussi avignonnais d’origine. Vous le connaissiez donc ?
-Pas du tout. Pour tout dire, j’ai pris contact avec lui de la façon la plus traditionnelle, par lettre manuscrite que j’ai envoyée à la Comédie-Française ; c’était il y a 3 ou 4 ans, au début de l’aventure des Amis de la Société René Girard, quand nous commencions à envisager un grand événement pour le centenaire ; il nous fallait un aspect théâtral, et c’est le sénateur Jean-Baptiste Blanc qui m’a suggéré de contacter Loïc Corbery. Moi-même j’ai fait mon mémoire de fin d’étude sur les liens entre René Girard et la musique et la danse, de la littérature avant d’être de la philosophie.
-Et ce lien entre musique, littérature et philosophie ?
-Il se vit par le poignant face-à-face entre le texte de Guilhem et la musique de Charly Mondon ; une longue déclamation, une… comment dire ?
-Une « profération » au sens antique ?
-Oui, une profération contre la musique et la force archaïque. On dit souvent que la musique adoucit les mœurs ; je ne le crois pas ; René Girard dit que la musique est la façon d’utiliser le pouvoir corrosif ; une façon de faire perdre à la société ce pouvoir corrosif, que ce soit d’ailleurs dans le bien ou dans le mal. Et cette force cathartique de la musique doit amener à culpabiliser les auditeurs mêmes. La musique de Charly Mondon est en effet très vigoureuse. C’est une façon pour chacun de s’interroger, une introspection sur sa propre écoute musicale : pourquoi suis-je là, quels sont les ressorts profonds qui m’animent ? C’est aussi une réflexion sur l’interprétation de la composition ; car la musique est d’abord un phénomène physique : des ondes, une vibration de tout le corps.
-Êtes-vous intervenus, en tant que musiciens et futurs interprètes, dans le processus de composition ? Avez-vous accompagné, infléchi la gestation ?
-Charly est un ami proche ; nous avons été au courant des étapes, dans nos conversations… tardives (sourire). Nous étions face à une œuvre importante ; les créations aujourd’hui sont des œuvres courtes, elles dépassent rarement les 10 minutes, les symphonies sont rares ; là nous sommes dans un concerto de 35 minutes, une grande pièce qui sera peut-être une grande pièce de répertoire, une symphonie concertante ! Je crois que pour Charly la page blanche a été angoissante pendant pas mal de temps. Et puis, une nuit il s’est mis à improviser des thèmes après avoir passé de grandes heures de lecture, à s’immerger dans la pensée de René Girard ; ainsi la gestation s’est faite presque malgré lui. Et l’œuvre se construit par dialectique, dès le 1er numéro, où s’opposent la foi et la victime. L’idée se dévoile peu à peu, comme Charly sait le faire, car Il est un bon pédagogue. Pour nous, vivre cette naissance est un événement ! Et il nous amène aussi à relativiser. Nous avons beaucoup discuté dans le RER (sourire), et l’on peut imaginer qu’un Beethoven aussi devisait ainsi avec ses amis…
-Si vous deviez résumer en une phrase ce que ce concert, et cette création en particulier, vont apporter ?
-Faire prendre conscience d’une profonde humanité de toute œuvre, fût-elle la plus ambitieuse.
Propos recueillis par G.ad.
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