Nous connaissons bien Abdel Rahman El Bacha et l’avons interviewé plusieurs fois. (voir nos comptes-rendus du concert symphonique du 18 octobre 2019, du récital du 11 janvier 2019, de nos entretiens en 2016, 2017, 2018, 2019). A chaque fois, c’est un moment exceptionnel, tant l’homme dégage une humanité et une spiritualité rares.
Ce pianiste d’exception aura l’honneur d’ouvrir le 18 juillet 2022, le 42ème festival de La Roque-d’Anthéron avec un concert Ravel.
-D.B. Est-ce que vous vous souvenez de votre première rencontre avec René Martin, directeur artistique de festivals de musique classique, créateur et organisateur depuis 1995, de La Folle Journée de Nantes et, depuis 1981, du Festival international de piano de La Roque-d’Anthéron ?
-A.E.B. Ah ça, oui ! C’était dans le début des années 80, le festival de la Roque-d’Anthéron était tout jeune, nous étions 6 élèves qui entouraient Pierre Sancan (pianiste et professeur au Conservatoire de Paris, NDLR). Une soirée lui était consacrée, ce qui se faisait pour les grands maîtres du Conservatoire de Paris. Pierre Sancan avait choisi parmi ses grands élèves, ceux qu’il considérait les plus performants ou les plus prometteurs. Je me souviens des noms de ces disciples du grand maître ; il s’agissait de Jean-Bernard Pommier, Jean-Philippe Collard, Michel Béroff, Jean-Efflam Bavouzet encore très jeune, Emile Naoumoff et moi !
Ce jour-là je n’ai pas rencontré personnellement René Martin mais je savais que ce jeune homme était le créateur et le maître d’œuvre du festival, en collaboration avec la mairie de La Roque-d’Anthéron.
Nous trouvions extraordinaire d’être dans un grand parc pour jouer du piano. Mais à l’époque, il n’y avait ni la scène, ni la conque que nous avons aujourd’hui, c’était plus basique. Il n’y avait pas non plus une assistance nombreuse. Nous avions joué à plusieurs pianos et à quatre mains avec notre maître, chacun avait également joué en solo. Pour ce qui me concerne, je me souviens d’avoir joué une étude de Scriabine.
Ensuite, j’ai été absent plusieurs années du festival car je faisais d’autres choses, j’étais invité ailleurs, mais je peux dire que dans les années 95, j’ai commencé à être invité régulièrement à La Roque. Je voyais au fur et à mesure grandir le festival, j’y ai vu l’installation de la conque magnifique, et assisté à l’éclosion de la notoriété internationale de ce festival.
-D.B. On vous connaît comme spécialiste de Chopin, de Beethoven, Prokofiev, voire Rachmaninov. Avec Ravel vous abordez une période et un répertoire très différents !
-A.E.B. Oui, mais j’ai déjà consacré une intégrale à Ravel : en 1984, j’ai enregistré pour Forlane les deux concertos avec l’orchestre des Pays de Loire et Marc Soustrot à la direction. En 1995 j’ai enregistré, toujours pour Forlane, les trois grandes œuvres de Ravel pour piano : Miroirs (avec les 5 pièces), Gaspard De La Nuit (Ondine, Le Gibet, Scarbo) et Le Tombeau De Couperin (la suite avec les 6 pièces).
Bien sûr, toutes les autres œuvres de Ravel qui sont plus courtes, sont aussi des chefs-d’œuvre. Je les ai enregistrées 10 ans plus tard, en gravant Miroirs, Gaspard De La Nuit et le Tombeau de Couperin mais en faisant en 2006 une véritable intégrale pour piano solo pour le label japonais Octavia Records.
Ravel n’a jamais quitté mon répertoire. Cependant, j’ai rarement donné une soirée entièrement consacrée à Ravel même si c’est arrivé à deux reprises. Il faut dire que l’intégralité de son œuvre pour piano dure 2 heures et 15 minutes ! C’est comparable à l’intégrale Chopin, en durée en tout cas !
C’est vrai qu’à La Roque-d’Anthéron, il m’est arrivé lorsqu’on me demandait de proposer un programme de récital, de prévoir un programme incluant du Ravel ou parfois Ravel et un autre compositeur mais ce n’était jamais ce programme qui était choisi. Voilà ce qui explique un peu le fait que cela paraisse comme une nouveauté mais ça ne l’a jamais été. J’ai vécu avec Ravel !
C’est mon compositeur français préféré depuis très longtemps, j’ai appris à l’aimer particulièrement lorsque je suis arrivé en France à l’âge de 16 ans, non seulement dans la classe de piano mais plus particulièrement dans la classe d’harmonie où je découvrais les secrets de son langage harmonique. On a dû écrire dans le style Ravel comme dans le style Fauré et Debussy. Le Conservatoire de Paris a la charge de faire connaître en profondeur la musique française. J’ai appris à approfondir l’univers sonore de Ravel et j’ai eu de plus en plus de plaisir à jouer sa musique.
-D.B. Les 2 concertos pour piano (concerto en Sol et concerto pour la main gauche) sont strictement contemporains (1929) et très dissemblables. Pouvez-vous nous parler de ces œuvres ?
-A.E.B. Sur le plan de l’exécution technique, je ne considère pas le Concerto en Sol comme étant un concerto difficile. C’est un concerto qui fait de l’effet sur le public parce que Ravel, très intelligemment, a fait en sorte de mettre en valeur le brio du soliste sans le lui faire payer trop cher. Lorsqu’il a écrit le Concerto en Sol, Ravel voulait pouvoir l’interpréter lui-même.
Il ne se considérait pas comme le virtuose N°1 de son époque mais il pensait pouvoir s’en tirer correctement. Il s’était vite rendu compte qu’il lui était difficile d’interpréter lui-même sa composition, c’est pourquoi il en a confié l’exécution à Marguerite Long. Personnellement, je considère que c’est un concerto qui reste « jouable ». Au niveau artistique, sa conception est entièrement nouvelle, même si Ravel se réclame de Mozart et de Saint-Saëns. De Mozart par la simplicité et la clarté du mouvement des basses (sur le plan harmonique). Mozart a une marche des basses souvent par quartes ou par tierces, que Ravel a adoptée avec un langage plus complexe. D’autre part l’esprit de Mozart qui, par la simplicité, touche aux profondeurs de l’âme, ça, Ravel a su également le maîtriser.
De Saint-Saëns, il a pris aussi la légèreté du propos, c’est-à-dire que même si on parle de choses graves, ce sera toujours fait avec une sorte de légèreté, une fluidité du discours et non pas une pesanteur.
En ce sens, Ravel a affirmé un « style français ».
-D.B. Ravel déclara à propos du magnifique adagio central qu’il « avait failli en crever » tant la composition de ce mouvement d’une fausse simplicité l’avait éreinté. Comment l’expliquez-vous ?
-A.E.B. Le brio du compositeur, c’est de donner l’impression qu’il n’y a pas d’effort dans la composition. Et ça, cela n’est donné qu’aux grands génies ! c’est comme Mozart, on a l’impression que la composition ne lui coûte rien, et Ravel voulait atteindre cela, et il l’atteignait par un effort soutenu, d’autant plus que ce mouvement lent ressemble très peu à d’autres œuvres de Ravel. On peut bien sûr évoquer la simplicité dans certaines compositions comme Ma Mère L’Oye ou bien la Sonatine, où l’on perçoit le monde de l’enfance et la simplicité ; dans l’adagio on observe quand même la permanence d’une dissonance toujours omniprésente entre l’harmonie et la mélodie. Cette dissonance n’est pas gratuite ! Elle fait partie de la couleur ravélienne.
Je crois que le compositeur voulait réussir à affirmer à la fois une modernité (son propre style) et cette filiation par rapport au grand Mozart qui est insurpassable par ses mouvements lents de concertos.
-D.B. Le concerto pour la main gauche : composé pour le pianiste Paul Wittgenstein, qui avait perdu son bras droit à la guerre, ce concerto donne lieu à des déferlements sonores comme il en existe peu chez Ravel. Est-ce une épreuve pour le pianiste ?
-A.E.B C’est une épreuve parce que si encore ce n’était que la main droite qui jouait ce serait facile pour beaucoup de pianistes étant donné que nous sommes pour la plupart droitiers. Même si on est gaucher, au fil du temps on est obligé de renforcer la main droite pour qu’elle soit performante, étant donné que les œuvres pour piano, dans leur ensemble, exigent plus de virtuosité de la main droite que de la main gauche. Lorsqu’on joue au piano, la main droite est chargée des aigus qui ont souvent la partie principale, ils doivent être joués un peu plus fort pour qu’au niveau acoustique l’aigu passe aussi bien que la basse.
Si on veut faire passer une mélodie on demande plus d’énergie à la main droite pour qu’elle passe au-dessus de l’accompagnement. C’est une double raison pour laquelle la main droite doit avoir de la puissance en évitant la dureté.
Dans le Concerto de Ravel pour la Main Gauche, non seulement la main gauche est exposée parce qu’elle n’est pas « aidée » par la main droite, elle joue toute seule, mais en plus Ravel veut donner l’impression que les deux mains sont en train de jouer et parfois même on a l’impression qu’il y a 3 mains, comme vers la fin de la dernière cadence, la main gauche seule devant couvrir le territoire des deux mains !
On sait que Ravel est un magicien mais là, c’est vraiment magique. Même quand ce n’est pas la cadence, même quand c’est le premier ou le second thème, Ravel ne confie pas une seule voix à la main gauche. Il lui demande d’assurer 3 voix ou à minimum basse, harmonie et chant !
Au départ quand le commanditaire l’a reçu, il l’a trouvé carrément injouable et il lui a apporté ses propres modifications.
A l’époque les pianistes altéraient souvent les partitions pour leur propre usage. On ne fait plus ça aujourd’hui, la fidélité parfois excessive n’est pas toujours souhaitable parce qu’il faut aussi donner de la vie et de la nécessité à ce que l’on joue, alors si c’est au prix d’une légère altération, ce n’est pas grave mais si c’est pour changer carrément la partition, moi je m’y oppose.
-D.B. Avez-vous déjà joué sous la direction de Kaspar Zehnder avec lequel vous allez interpréter ces œuvres ?
-A.E.B Oui, tout à fait, à plusieurs reprises. Nous avons joué pour la Folle Journée de Tokyo le 3eme concerto de Prokofiev, et nous avions donné également en Suisse avec l’orchestre de chambre de Fribourg le Concerto Empereur de Beethoven l’année dernière. Je le connais bien et je l’apprécie beaucoup.
Je suis ravi de jouer enfin Ravel à La Roque et plus particulièrement ces deux œuvres magistrales qui sont des œuvres de la grande maturité de Ravel et il ne faut pas oublier que ça fait partie de ses derniers grands chefs-d’œuvre.
Propos recueillis par D.B. Photos M.A.
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