Angélique Mauillon poursuit une carrière de haut vol, sans tapage médiatique. Le 4e concert de saison 2017-2018 de Musique Baroque en Avignon propose « Pien d’amoroso affetto », d’Angélique Mauillon, harpe ancienne, et Marc Mauillon, baryton martin. La harpiste si rare sur la Toile, a fortiori sur les réseaux sociaux, nous a accordé un entretien, « pieno d’amicale affetto ».
-Quelle était la « marmite familiale » dans laquelle vous êtes tombés tous les deux et dans laquelle votre frère et vous-même avez replongé en 2005, je crois, après avoir fait l’un et l’autre cavalier seul ?
-En fait nous n’avons jamais fait cavalier seul. Professionnellement peut-être, car nous n’étions pas forcément dans les mêmes ensembles, mais très vite nous nous sommes retrouvés, lui sur la scène, moi dans la fosse. Il est vrai que, moi à Lyon, lui à Paris, ce n’était pas toujours facile. Mais nous avons commencé la musique en même temps, moi à 10 ans, lui à 7 ans, puisqu’il a 3 ans de moins que moi. Disons que nos retrouvailles ont pris une forme visible à partir de 2005, après la fin de nos études et nos prix.
-Mais vous êtes issus d’une famille de musiciens, ou du moins de mélomanes ?
-Pas du tout (sourire). Nous sommes d’une famille de postiers, de père en fils et de mère en fille. Toutefois, nous avions un grand-père qui jouait de l’accordéon, c’était le musicien de la famille, et c’est lui qui m’a inscrite au conservatoire, et mon frère n’a pas tardé à me suivre.
-Vous allez interpréter votre programme « Pieni d’amoroso affetto », que d’ailleurs vous aviez déjà donné au printemps 2016 à la Courroie, à Entraigues-sur-la-Sorgue tout près d’Avignon. Exprimez-vous les bonheurs et les subtilités du sentiment amoureux, ou les tourments et les souffrances ?
-Nous avons mêlé les deux. Marc parle beaucoup pendant le concert. Ce n’est pas du tout un concert figé, on provoque des échanges ; on n’est pas du genre à jouer sans dire un mot, et à terminer sans une explication. Marc a l’habitude de dire que c’est un camaïeu amoureux, avec toutes sortes de sentiments amoureux différents. On souffre et on aime ça, il y a une complaisance dans la douleur.
-On dit que « Les plus désespérés sont les chants les plus beaux », qu’ «il n’y a pas d’amour heureux » et que « les gens heureux n’ont pas d’histoire ». Il y a sans doute moins d’expression d’amour heureux…
-A cette époque, peut-être. On sortait de l’amour courtois du XVe siècle, qui était un fantasme. La Renaissance est très contenue. Là au contraire, on a la chair, la douleur, le sentiment. Le baroque est très extraverti. Quand le chanteur s’exprime, avec les mots d’un autre, c’est comme s’il s’exprimait lui-même. On est au début du baroque, à l’époque de la naissance de l’opéra.
-Précisément, le programme est-il composé de madrigaux, d’airs d’opéras ?
-Les madrigaux appartiennent à la Renaissance. On chantait jusqu’à 25, jusqu’à 40 voix parfois, avec une superposition de lignes mélodiques. Ensuite on a voulu émouvoir l’auditeur, le toucher profondément ; pour cela, il fallait que le texte soit audible ; on est donc passé à la monodie. On n’a donc pratiquement pas de madrigaux, qui relèvent de la polyphonie. Nous interprétons des monodies accompagnées. Il faut parler de madrigalisme, inspiré des madrigaux, sur le mode dolor-pleur, avec des ornements expliqués par Caccini lui-même dans son traité.
-Je présume que les parties instrumentales sont écrites essentiellement pour luth ou théorbe ; vous-même jouez de la harpe ancienne. Avez-vous dû transcrire ?
-Je passe ma vie à transcrire (sourire). A cette époque, l’instrument servait à la basse continue, quel que soit l’instrument. Pensez que Francesca, la propre fille de Caccini, était harpiste. Quel que soit l’instrument, on est dans la vérité artistique. La harpe est née à Naples à la fin de la Renaissance ; elle a alors trois rangées de cordes, elle est très prisée en Italie, et on la trouve dans tous les opéras comme basse continue.
-La harpe moderne est-elle très différente de la harpe ancienne ?
-Quand je joue de la harpe ancienne, en fait je vais du XIIIe au XVIIIe siècle, et je joue six ou sept instruments différents. La harpe médiévale, d’abord, est relativement petite ; elle est diatonique, c’est-à-dire qu’elle correspond seulement aux notes blanches du piano. Au XVIe siècle elle a une seule rangée de cordes, mais elle est un peu plus grande ; son champ s’élargit, elle est à la fois plus grave et plus aiguë. Elle est toujours associée au luth, qui est alors l’instrument-roi. Alors qu’au XVe siècle, c’est plutôt la harpe qui est reine, et qui joue seule ; ceux qu’on appelle les « harpeurs » sont alors très prisés. Quand on va vers le XVIIIe siècle, la harpe devient chromatique ; elle a une deuxième et une troisième rangées de cordes, qui permettent les dièses et les bémols. Au début du XVIIIe siècle, les tonalités deviennent de plus en plus complexes, on invente alors le système à pédale.
-Le monde des « baroqueux » et de la musique ancienne est un petit monde, où tout le monde se connaît sans doute. Quelle est votre identité propre, en solo et en duo ?
-Les orchestres jouent seulement de la musique baroque tardive. Je crois avoir joué avec un peu tous. Il n’y a que Christophe Rousset avec qui je n’ai pas encore joué, mais cela ne va pas tarder puisque nous avons un projet ensemble. Mon identité ? De par mon instrument, j’ai évidemment une prédilection pour le baroque italien. Il y a 18 ans, quand j’ai commencé, je jouais seulement Monteverdi, beaucoup en solo. Mais je me suis dit qu’il y avait une vraie place à donner à cet instrument ; maintenant, je joue par exemple du Purcell ou d’autres… Maintenant la harpe est de plus en plus développée. La musique médiévale, certes, est un milieu plus restreint, en France du moins, au contraire de la Belgique, ou des Pays-Bas. On ne peut pas parler de simplicité pour cette musique ; l’ars subtilior est très complexe.
-Vous abordez également Debussy et Ravel par exemple. Trouvez-vous en eux des échos du baroque ou le dialogue avec la musique récente est-il pour vous enrichissant ?
-C’est fini, je ne joue plus Debussy ou Ravel ; ce n’est pas la même technique : il faut de la corne aux doigts, beaucoup de force. J’étais très jeune quand j’ai choisi d’abandonner la harpe moderne, quand j’ai découvert le monde de la musique ancienne. Dans la harpe ancienne les cordes sont en boyau, il y a peu de tension. Mais il n’y a guère que trois ou quatre harpistes anciennes.
-Vous parlez au féminin. Les harpistes sont-elles exclusivement des femmes ? Est-ce par culture, ou par une sensibilité particulière, que la harpe est associée à la femme ?
-Dans la harpe moderne, il y a environ 10% d’hommes. Les places dans l’orchestre, ce sont des hommes, les professeurs aussi sont souvent des hommes. Autrefois c’était les femmes de bonne famille qui jouaient de la harpe ; aujourd’hui il faut beaucoup de force, être baraqué, c’est plus facile pour un homme. La harpe ancienne, harpe triple, est moins grande et demande moins de force. En classe de musique ancienne, j’ai un garçon, un jeune étudiant, qui a des doigts très fins, qui peuvent réaliser les altérations entre les cordes.
-Quels sont vos projets ?
-J’ai beaucoup enregistré en 2016. J’ai un projet avec Marc sur la musique française, avec également une amie gambiste, mais seulement en 2019. Outre les prestations publiques, il y a évidemment la préparation, qui demande beaucoup de temps. J’enseigne au CNSM de Lyon, ainsi qu’à Tours ; j’adore l’enseignement.
-Si je peux me permettre… Vos auditeurs sont quelque peu frustrés ; quand ils vous cherchent sur le Net, ils ne trouvent guère que des émissions de France-Musique, au demeurant très intéressantes ; mais n’auriez-vous pas intérêt à avoir un site, pour parler de vos projets, vos CD, votre agenda… ?
–(Rire). Imaginez : je passe déjà une heure et demie chaque jour à régler toute l’organisation… L’ordinateur est pour moi lié à tout ce qui me déplaît, et que je fais parce qu’il faut le faire. Alors je ne peux pas imaginer d’en faire davantage… (sourire). Je suis persuadée que pour vivre heureux il faut vivre caché. Marc est totalement différent, sur son site il évoque tout ce qu’il fait…
-Oui, je l’ai vu en effet.
–Moi j’ai la chance qu’on vienne me chercher. Quand on veut me trouver, on me trouve. Si un jour je sens que j’ai besoin de faire un pas, je le ferai, mais pour l’instant c’est inutile. » (Propos recueillis par G .ad., novembre 2017. Photos G.ad.). Compte rendu du concert ici.