Dimanche 17 décembre 2023, 18h, Grand Tinel du Palais des Papes, Avignon
« Actes rituels »
Orchestre National Avignon-Provence
Quatuor Girard
Débora Waldman, direction
Joseph Haydn, 2 extraits des Sept dernières paroles du Christ en croix. Richard Wagner, Siegfried-Idyll. Joseph Haydn, symphonie n° 22 « le philosophe ». Charly Mandon, actes rituels pour quatuor à cordes et orchestre
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Deux concerts, l’un donné le 14 décembre aux Bernardins, à Paris, l’autre ce 17 décembre, au Palais des Papes, rendaient donc hommage, à l’occasion du centenaire de sa naissance, le 25 décembre 1923, à Avignon, à l’anthropologue, historien et philosophe René Girard. Les instigateurs en étaient les membres de la Société des Amis de Joseph et René Girard, sise à Entraigues/Sorgue, dont ses petits-neveux, les musiciens du quatuor Girard, Grégoire Girard et Agathe Girard-Vitani (violons), Hugues Girard (alto) et Lucie Girard (violoncelle).
J’avoue que je ne devais pas être le seul, dans le public avignonnais et sans doute dans un public plus large, à découvrir René Girard et l’importance de ses travaux, que l’on imagine sans peine du domaine de quelques spécialistes. L’essentiel de sa carrière d’enseignant universitaire s’étant déroulé aux Etats-Unis, où il décéda en 2015, à Stanford (Californie), cet éloignement a certainement contribué à la méconnaissance que nous en avons, bien qu’il fût élu membre de l’Académie Française en 2005. Son père, Joseph (1881-1962), qui tint fonction de conservateur au Musée Calvet et au Palais des papes, historien du patrimoine avignonnais et auteur de plusieurs ouvrages, dont l’Evocation du vieil Avignon, est, dans notre cité, probablement plus connu que son fils.
Le programme proposé, qui lui était entièrement dédié, tendait à illustrer la personnalité et la pensée de René Girard, développée dans plusieurs de ses ouvrages. L’élément initial en est sa découverte du caractère mimétique du désir, découverte qui le conduira à s’intéresser aux violences que la rivalité mimétique, pour l’appropriation d’un objet, peut engendrer. Cette rivalité ayant une incidence sur l’organisation des groupes humains et l’origine des cultures, il en viendra à une autre idée, celle du mécanisme de la victime émissaire face au collectif, à l’origine du religieux archaïque et de la violence sacrificielle.
Ses recherches amenèrent également René Girard à aborder la Bible et le christianisme, et à saisir le sens de la révélation chrétienne, la disparition du Dieu de violence. C’est ce qui détermina le choix de la première œuvre au programme, les deux extraits des Sept dernières paroles du Christ en croix, de Joseph Haydn, dans leur version pour quatuor à cordes : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (largo) et « Tout est consommé » (lento). Le quatuor Girard, à qui il revenait d’ouvrir cet hommage à leur grand-oncle, les interpréta avec retenue, sensibilité et expressivité, faisant ressortir l’état d’abandon, de fatalisme de la victime innocente, du bouc-émissaire. On a pu ainsi apprécier toutes leurs qualités, homogénéité de l’ensemble, belle sonorité des cordes, belle conjugaison des sons.
Suivait Wagner, représentant, par certaines de ses œuvres, notamment la Tétralogie, un retour aux grands mythes païens, à l’opposé de la pensée chrétienne, que Girard avait adoptée avec sa conversion au catholicisme. De là le choix, au programme, du Siegfried-Idyll, interprété par l’ONAP sous la direction de Débora Waldman. Bien que la plupart des thèmes utilisés proviennent de l’opéra Siegfried, il s’agit là d’une œuvre de paix et non de violence. Les musiciens en ont donné une jolie version que certainement, écrite pour son anniversaire, Cosima n’aurait pas désavouée. Débora Waldman, avec un orchestre en parfaite cohésion, a su imprimer le bon tempo, exprimer les bonnes nuances et intonations, de la délicatesse aux moments les plus passionnés ou fougueux, rendre cet instant de bonheur qui transportait alors le compositeur.
Autre allusion à la carrière de René Girard, Haydn, à nouveau, achevait cette première partie avec sa 22ème symphonie, dite « Le philosophe ». Ce titre serait dû au premier mouvement (adagio) qui lui aurait été inspiré par un dialogue entre Dieu et un pêcheur non repentant. L’interprétation, de la part de l’orchestre et de sa cheffe, en était parfaitement maîtrisée, mais on pourra lui reprocher, dans les 1ier et 3ème mouvements (adagio et menuet) notamment, certains défauts éloignant quelque peu l’œuvre d’une pensée philosophique. Le premier mouvement, au rythme marqué, semblait plus une sorte de marche volontaire vers un but indéfini qu’un dialogue entre Dieu et un pêcheur. Il aurait mérité d’être plus nuancé et retenu. Quant au premier thème du menuet, il était d’un rendu un peu lourd, mais le trio, plus léger, était, lui, bien réussi.
Venait enfin l’œuvre attendue de la soirée, en deuxième audition à Avignon, après sa création à Paris, trois jours auparavant, Actes rituels, à la mémoire de René Girard, pour quatuor à cordes et orchestre, de Charly Mandon, spécialement commandée pour ce centenaire par la Société des Amis de Joseph et René Girard.
Les compositrices et compositeurs contemporains, finalement relativement nombreux, restent cependant discrets et mal connus, hors des sphères spécialisées, du grand public. J’avais donc affaire, pour la première fois, à Charly Mandon, jeune compositeur de 33 ans, qui en est pourtant, avec Actes rituels, à son 36ème opus. Il a surtout composé, jusqu’à présent, pour le piano, la mélodie, la musique de chambre, son répertoire symphonique ne comportant que 5 opus. Actes rituels, le dernier en date, d’une durée de 35 minutes, soit la durée moyenne d’une symphonie de l’époque romantique, est pour l’instant l’œuvre la plus longue qu’il ait jamais écrite. Pour cela, l’auteur a dû, bien évidemment, s’imprégner au préalable des écrits et de la pensée de René Girard. Après quelque temps de page blanche et de recherche de l’inspiration, le travail de composition lui a demandé près de 8 mois.
La formation instrumentale choisie, pratiquement inédite, est celle d’un quatuor à cordes avec orchestre symphonique. Actes rituels, précédé d’un prologue de Guilhem Girard, Des lyres de sang, déclamé avec conviction par un Loïc Corbery inspiré, sociétaire de la Comédie-Française, originaire d’Avignon, est une œuvre à programme se présentant en deux parties : « Les temps barbares », composée de 10 numéros, démarrant sur une danse inaugurale et s’achevant sur une danse conclusive, et « Les temps civilisés », avec une ouverture pour seul numéro, reprenant les thèmes de la danse inaugurale.
Il n’est pas évident d’analyser en première audition une œuvre d’une telle densité, d’autant que les numéros s’enchaînent, y compris entre la première et la deuxième partie, parvenant ainsi à vous en faire perdre le fil. Nous resterons donc, dans l’attente d’autres éventuelles auditions, sur l’impression générale qu’elle a pu nous laisser. Nous rassurerons tout d’abord les frileux du contemporain en précisant que cette composition est parfaitement audible des oreilles habituées au symphonique « classique » du 20ème siècle. Nous sommes loin de l’avant-gardisme, et l’œuvre, en elle-même, ne constitue pas une révolution dans l’expression musicale. Quadruple concerto, symphonie concertante ? On ne saurait dire. Le quatuor n’apparaît pas vraiment comme le meneur de jeu, trois ou quatre moments lui sont offerts, mais il n’échange pas, ne dialogue pas avec l’orchestre, les interventions des instrumentistes sont le plus souvent fondues dans la pâte orchestrale. La partition, qui s’attache à exprimer les idées développées par René Girard, est bien évidemment marquée, tout au long de ses numéros, de nombreux instants récurrents de violence et de puissance orchestrale, de tension, mais ne manque pas, non plus, de pages plus charmeuses et attachantes, plus légères, vives et sautillantes, et même espiègles, lyriques, parfois douloureuses.
Le premier numéro, la danse inaugurale, qui sert d’introduction, est particulièrement réussi. Il annonce la violence, mais aussi, avec les interventions du quatuor et le rythme obsédant qui l’achève, illustre bien cette foule qui s’avance à la recherche de la victime expiatoire. La deuxième partie, l’ouverture finale, en reprend les thèmes. Elle ouvre sur les temps civilisés, où la Révélation des Évangiles affronte et canalise les forces des temps barbares. Énergique, entraînante, marquée d’écarts dynamiques notables, mais non dénuée d’instants plus dansants ou lyriques, elle conduit à un final puissant et triomphant.
Cette accumulation d’instants violents tout au long de la partition risque cependant d’en faire la caractéristique dominante de l’œuvre au détriment de ses autres qualités. Celle-ci est néanmoins intéressante et possède de nombreux atouts pour s’imposer au répertoire, si elle y arrive, sachant qu’il n’est jamais facile, pour une œuvre contemporaine, dans notre monde actuel, de faire carrière après sa création. Elle mériterait, en tout cas, d’être à nouveau entendue, dans de meilleures conditions que celles de cette salle du Grand Tinel, qui ne permet pas aux sons de bien s’épanouir et ne permet pas, non plus, de voir l’orchestre et donc d’appréhender la structuration de l’œuvre, condition essentielle à sa compréhension dans le cas d’une première audition. Actes rituels a été favorablement accueilli par le public présent. Débora Waldman, le quatuor Girard et les musiciens de l’orchestre l’ont défendu avec sérieux et conviction, et ont offert en bis les dernières mesures de l’ouverture finale.
Une belle réussite donc que ce concert, qui aura permis au public avignonnais de découvrir Charly Mandon et de remettre sur le devant de la scène l’œuvre et le nom d’un enfant (presque) injustement oublié de notre cité, René Girard.
B.D. Photos G.ad.
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