Alexandre Tharaud : « quand on joue Bach, on joue autant soi-même que Bach », 2015
Jusque-là nous avions joué à cache-cache avec Alexandre Tharaud, depuis son passage en récital solo en juin dernier, et encore ces derniers jours, pour des raisons tant techniques que calendaires.
J’avais alors, au printemps, préparé des questions sur Rameau (Suite en la), Mozart (Sonate en la majeur, KV331), notamment sur la liberté d’interprétation du baroque et sur l’ornementation ; les sonates de Scarlatti me permettait de m’intéresser à la virtuosité, les pièces impressionnistes de Miroirs, de Ravel, les préférées du pianiste, à la sensibilité… Toutes ces questions sont donc restées pour l’instant sans réponse. C’est le concert d’ouverture de la saison de l’Orchestre Lyrique de Région Avignon-Provence (16-X-2015) qui me donne l’occasion d’une interview. Cette fois, pas de rendez-vous manqué, mais un long entretien téléphonique qui avait le ton de l’authenticité. Mais qui se révèlera encore… un rendez-vous manqué, puisqu’Alexandre Tharaud, souffrant, ne viendra pas à Avignon pour interpréter le concerto Jeunehomme de Mozart, laissant la place au jeune David Kadouch. Je n’ai évidemment pas parlé à Alexandre Tharaud, du piano qu’il ne possède toujours pas, je suppose, préférant « squatter » chez différents amis musiciens. Je ne lui ai pas parlé de ses deux Victoires de la Musique successives, en 2012 (soliste instrumental) et 2013 (enregistrement de l’année pour son CD Le Bœuf sur le toit). Mais nous avons évoqué le concert qui devait venir et ses divers projets. Sa voix est aussi calme et sereine que son jeu peut être fougueux… -Alexandre Tharaud, vous allez jouer le 9e Concerto pour piano de Mozart. Comment pourriez-vous présenter cette œuvre ? -C’est le premier grand concerto pour piano de Mozart, le premier qui prend une ampleur exceptionnelle. Les précédents sont plus intimistes et ont une architecture ultra-classique. Là il casse tous les codes, l’architecture notamment ; il donne de la place à d’autres instruments, et donne au soliste de nouveaux outils. Dans la forme, il introduit beaucoup de changements : le 2e mouvement est véritablement un air d’opéra ; le 3e mouvement, lui, stoppe brutalement la musique, et ouvre sur un menuet comme surgi de nulle part. C’est dans ce concerto que Mozart décide de tout bouleverser. -Vous avez une riche carrière. Quelle est la part du concertiste, du récitaliste, du chambriste ? –Quand j’étais beaucoup plus jeune, je ne faisais que de la musique de chambre, je ne jouais pas seul, j’avais peur d’être seul sur scène. Depuis 15 ans, le concert solo a pris le dessus ; c’est dans cette forme de concert que je me sens le mieux ; c’est évidemment plus dangereux, mais en même temps plus profond ; le rapport au public est beaucoup plus ténu. Et je joue aussi beaucoup de concertos, et pratiquement plus de musique de chambre. Disons, globalement 60% de récitals solo, 20% avec orchestre, et 10% en formation de chambre. -Est-ce un choix délibéré, ou les hasards des engagements ? -Surtout les hasards de la vie, et ma propre évolution personnelle. -Dans la présentation des Variations Goldberg que vous venez d’enregistrer, vous dites qu’ « écrire permet de mettre à distance ». Or dans votre ouvrage Piano intime par exemple, vous vous dévoilez bien plus que vous ne vous mettez à distance… –L’écrit n’est pas mon exercice favori. Je me dévoile beaucoup sur scène ou au disque. Et quand j’écoute un autre pianiste, dès qu’il se met au piano j’entends beaucoup de lui, de ce qu’il est, de ce qu’il a traversé. -C’est le propre d’une hypersensibilité à ce qui vous ressemble… -Vous savez, quand on joue Bach, on joue autant soi-même que Bach. Chacun a son habitude, chacun a son propre rituel sur scène. -Comment vous préparez-vous à un concert ? Par un travail forcené, ou en vous ménageant des pauses ? –Un pianiste classique vit dans l’anticipation. En ce moment par exemple, je travaille Bach, le concerto n°2, que je jouerai en janvier. En même temps, je travaille un concerto danois que je vais jouer en création en février. Quant au concerto Jeunehomme, je l’ai préparé depuis longtemps. On travaille en quinconce, on prend une œuvre, puis une autre. On anticipe le temps qu’il faudra pour préparer une œuvre ; on est toujours en anticipation, pour être prêt à jouer telle œuvre tel jour à telle heure. Ce qui est important, c’est la finalité du travail, plus que le nombre d’heures de travail par jour. Quand j’entends de tout jeunes musiciens dire qu’ils travaillent jusqu’à 8 heures par jour, je pense que ça ne leur sert à rien. Il faut savoir exactement où on va et où on veut aller, et ne pas s’obliger à répéter inutilement un passage. Il faut se laisser des pauses. Le temps travaille pour nous pianistes classiques ; le silence même travaille pour nous, à l’intérieur de notre corps, de notre tête, de notre cœur. -Quel conseil donneriez-vous à un jeune pianiste débutant ? –De suivre son désir. Dans les conservatoires on apprend beaucoup à jouer comme…, à jouer comme un autre. On apprend à cacher nos failles. Moi si j’ai un conseil à donner, c’est justement de ne pas cacher ses failles, de mettre tout sur la table, de jouer avec tout ce que l’on a, bon et moins bon. –C’est cette vulnérabilité, cette fragilité, qui fait toute la beauté d’un concert… –Oui, il faut moins écouter sa tête ; il faut écouter son ventre, le désir vient du ventre. –Vous êtes engagé dans diverses causes humanitaires. Croyez-vous à l’exemplarité de l’artiste, ou vous engagez-vous en tant qu’être humain ? –Dans ce domaine, chacun fait ce qu’il veut, ce qu’il peut. Un musicien classique ne peut pas grand-chose en tant que tel. Si une association me demande mon aide et que mon nom puisse être utile, alors j’accepte ; mais il ne faut surtout pas s’en servir pour se faire de la publicité. Moi je ne parle jamais de ce que je fais. On n’a pas besoin de prendre de grands engagements ; on peut faire beaucoup plus en allant rendre visite à une personne âgée qu’en remuant beaucoup de médias. Tout le monde peut faire quelque chose pour les autres, on n’a pas besoin de le faire savoir. –Vous vous êtes produit avec Bartabas en 2006, avec Bénabar, avec François Morel : des univers inattendus. Y trouvez-vous une inspiration différente ? –Il y a bien longtemps que je n’ai pas eu une telle occasion. Vous citez en effet plusieurs noms, mais ces occasions sont extrêmement rares. Avec Bartabas par exemple nous n’avons partagé que quelques soirées. Tout cela se fait à dose homéopathique. J’aimerais avoir des expériences plus régulières, mais je n’en ai pas forcément le temps. Le métier de pianiste classique prend toute notre vie, toute notre énergie, tout notre cœur. Mais il faudrait trouver de l’espace pour des expériences exceptionnelles. Ces rencontres ont été très courtes mais elles laissent des souvenirs très riches. –Vous êtes venu plusieurs fois à Avignon, notamment pour un récital triomphal en mai dernier. Avez-vous déjà joué avec l’Orchestre Régional Avignon-Provence ? –Je ne crois pas. Je ne voudrais pas être pris en défaut dans mes souvenirs, mais je ne crois pas. Mais c’est un théâtre et une ville que j’aime. Avignon est une ville inspirante. –Avez-vous le temps de vous y promener ? –La journée d’un pianiste un jour de concert, c’est travail le matin, sieste l’après-midi, concert le soir. Le temps ne nous permet pas vraiment de gambader. Mais j’aime me promener et observer les gens, c’est ce que je préfère ». Interview téléphonique du 9 octobre 2015. Propos recueillis par G.ad. |