C’est peu de dire que Sonia Wieder-Atherton est une grande artiste. Chaque rencontre avec celle qui signe « Swa » est un bonheur, de simplicité et de densité. Dans le cadre de la saison symphonique 2018-2019, elle jouera (le 14 décembre 2018) avec l’Orchestre Régional Avignon-Provence le Concerto d’un jeune compositeur, Olivier Penard, tout juste quadragénaire, qui avait déjà composé pour l’Orap un Peter Pan très réussi.
-Sonia Wieder-Atherton, je crois avoir entendu, pour caractériser le Concerto d’Olivier Penard, l’adjectif « enjoué ». Comment le définiriez-vous personnellement ?
-Enjoué, sans doute, à certains moments, mais je préfèrerais le terme de « joueur ». Car il situe le violoncelle dans un rapport avec l’orchestre qui change sans cesse : parfois l’instrument est submergé par l’orchestre, parfois il prend le dessus et entraîne les musiciens, comme dans un jeu permanent. C’est très changeant Dans le 2e mouvement per exemple, c’est intérieur, très libre, et empreint de solitude en même temps ; on se sent seul, même entouré des autres ; plus tard, il y a un jeu de retrouvailles, très rythmique, très énergique. Alors, enjoué, oui, mais cela ne suffit pas, il faut parler aussi de la puissance.
-Est-ce qu’Olivier Penard vous destinait déjà son Concerto (je crois d’ailleurs que c’est son seul concerto pour violoncelle) avant même de l’avoir écrit ? Ou vous l’a-t-il proposé plus tard ? Comment s’est nouée cette collaboration ?
-Je ne saurais pas dire le moment exact où je suis apparue. Ce qui est certain, c’est que je l’ai créé…
-A Cannes l’an dernier ? C’est un concerto classique dans sa forme ?
-Oui, et je crois savoir qu’Olivier avait pensé à moi en le composant. Toujours est-il que je l’ai reçu alors que j’étais en Inde, ce n’est pas innocent ; j’ai du moins reçu la 1e mouture à New Delhi, c’est important pour la suite.
-En quoi est-ce important ?
-C’est un moment qui est gravé, ce premier rapport, comme pour une rencontre : vous vous souvenez du jour, du lieu, des circonstances. Pour moi, le concerto est lié définitivement à l’Inde, à mes souvenirs de la première rencontre avec l’œuvre. Vous savez, il y a tout un processus : on lit d’abord le manuscrit, sans rien, puis avec le violoncelle, ensuite la partition d’orchestre. Alors vous imaginez peu à peu les couleurs, les plans sonores, l’énergie de l’œuvre ; cela dure des semaines, avec des strates successives. Après cette découverte, cette appropriation, Olivier Penard est venu chez moi, on a travaillé ensemble.
-Je crois savoir qu’Olivier Penard est un autodidacte, nourri de multiples univers musicaux ; peut-être ne connaît-il pas les exigences techniques de chaque instrument ? Etes-vous intervenue pour infléchir tel ou tel aspect de l’œuvre ?
-C’est quelqu’un qui connaît très bien le violoncelle, et qui écrit très bien pour lui. Tout ce que j’aurais envie de lui dire, c’est : mais n’écris pas si bien ! Et je parle en général, pour tous les compositeurs. Laissez parfois les interprètes trouver seuls les solutions pour interpréter les œuvres ! Si tout est parfaitement pensé pour que ça marche, c’est réducteur. Le compositeur ne doit pas tout écrire à la perfection. Il doit laisser l’interprète aller lui-même au bout de son geste.
-Vous êtes connue pour créer des œuvres contemporaines, écrites pour vous. Recherchez-vous un sentiment de nouveauté, pour explorer des voies nouvelles, ou un sentiment d’unicité, sans risque de comparaison, ou, enfin, un souci de promouvoir des compositeurs actuels ?
-Surtout une volonté d’être dans son temps. Ces musiques, je ne les ressens pas, d’abord, comme des musiques contemporaines. Je les aborde comme j’aborderais pour la 1e fois toute œuvre que je n’aurais jamais jouée, toute connue qu’elle soit. J’y cherche un nouveau langage, un nouveau chemin dabs l’œuvre, quelle qu’elle soit. Un nouveau voyage. La seule différence est que dans ces œuvres, la langue de la musique est celle d’aujourd’hui. Mais chaque compositeur est différent. Olivier Penard est différent de Georges Aperghis, par exemple : Aperghis, qui écrit aussi magnifiquement pour le violoncelle, décrit les états dramatiques du corps, le cri d’une corde sur le point de craquer, une femme dont on tue les enfants ; c’est de l’ordre de la tragédie grecque. Il est autant dans les contrastes qu’un Couperin, autant d’écarts. Chaque fois c’est un nouveau pays, un nouvel univers.
-Peut-on dire que la création se porte bien aujourd’hui, en France et dans le monde ? Peut-on parler de richesse, de foisonnement ?
-Oui, tout à fait. Il y a du désir, de l’intérêt, de la curiosité, du foisonnement comme vous le dites. Et dans les festivals de musique contemporaine il y a plein de monde. La sève de la curiosité passe beaucoup plus par là que par le « classique ». Là le public se renouvelle davantage. On sent une véritable curiosité, des gens ouverts à une sensation sans préjugé.
-Cette curiosité, cette fraîcheur, cette inventivité, ne pourrait-elle pas s’apparenter à celle du baroque ?
-Oui. Ce n’est pas un mouvement convenu. Il s’agit de représenter un mouvement vers la mort, un mouvement ; auparavant il ne s’agissait que d’états. La notion d’improvisation aussi est importante, de transcription ; on voulait s’approprier une œuvre écrite pour des instruments totalement différents ? aussitôt on transcrivait… Les œuvres circulaient, circulaient beaucoup. Mais toutes les époques ont leurs inventions.
-Vous allez animer jeudi une masterclass. En Russie, vous avez été frappée, je crois, par le refus des professeurs de jouer eux-mêmes, de peur d’une imitation contrainte. Quelle est votre propre approche de la masterclass ?
-Chez les professeurs en Russie, ce n’est pas un refus, c’est une simple préférence ; j’ai vu là-bas aussi, des professeurs qui jouaient beaucoup… La masterclass est un exercice très particulier, que j’aime beaucoup. C’est l’histoire d’une rencontre, qui ne se renouvellera pas, totalement différente d’un cours où vous suivez un élève tout au long de l’année. C’est un travail d’équilibriste. Par rapport à la personne que vous avez devant vous, il faut donner assez d’énergie, bousculer rapidement son univers – vous avez très peu de temps -, mais pour en tirer une essence forte qui va durer, assez forte pour ne pas se diluer dans le temps. Il faut trouver l’équilibre juste entre les questionnements techniques et la part de l’interprétation ; en général je juge très vite. Trouver pourquoi tel problème technique freine l’expression. Voir si la personne est prête à être bousculée ou totalement enfermée dans son questionnement technique.
-Petite, vous vouliez être « faiseuse de sons », et vous n’avez découvert la musique que vers 9 ans. Vous n’avez trouvé « votre » instrument qu’après avoir essayé plusieurs autres, piano, flûte… Vous cherchiez, disiez-vous, à « faire durer » le son. Le violoncelle vous permet-il d’exprimer à la fois ce miroitement et cet étirement du son, cet étalement dans le temps ?
-Ce rapport au temps, oui, il est évident dans la musique ; l’archet donne le temps de la note, lié au mouvement du bras. Oui, j’ai senti que quelque chose me parlait dans cet instrument. Mais tout le travail de la musique n’existe que dans le temps. Au contraire de la peinture, que vous voyez en un seul instant, dans l’immédiateté.
-La peinture se définit dans l’espace et la musique dans le temps. Espace et temps sont les deux grandes composantes de l’esprit humain, de la conscience humaine.
-Oui, et cela dépasse le violoncelle, c’est vrai pour l’ensemble du langage musical.
-Je présume que vous avez quantité de projets, à court et moyen terme ? Plutôt récital, symphonique, ou projets divers ? Peut-être vous reverra-t-on dans la région ?
-(Rire) Beaucoup de choses différentes ; mais il y en a dont je ne peux pas parler pour l’instant, tant que tout n’est pas définitivement arrêté. Si, on peut parler de Nuit blanche de la Philharmonie en octobre. Et je dois revenir cet été aux Musicales du Luberon.
-Vous avez tissé en effet avec Patrick Canac et son Festival des liens solides et durables, et on aura plaisir à vous y retrouver… (Propos recueillis par G.ad., décembre 2018. Photo Xavier Arias)