Il ne fallait pas manquer l’événement : double création et concours international
Senza Sangue. Musique de Peter Eötvös. Création mondiale de la version scénique. Direction musicale : Peter Eötvös. Assistant à la direction musicale : Christian Schumann. Études musicales : Marie-Claude Papion
Mise en scène / Lumières : Robert Alföldi. Décors : Emmanuelle Favre. Costumes : Danièle Barraud
La femme : Albane Carrère. L’homme : Romain Bockler
Le Château de Barbe-Bleue. Musique de Béla Bartók. Création à Avignon. Direction musicale : Peter Eötvös. Études musicales : Nino Pavlenishvili
Mise en scène : Nadine Duffaut. Assistant : Dorian Fourny. Décors : Emmanuelle Favre. Costumes : Danièle Barraud. Lumières : Philippe Grosperrin. Vidéaste : Arthur Colignon
Judith : Adrienn Miksch. Barbe-Bleue : Károly Szeremédy. Récitant : Philippe Murgier
Orchestre Régional Avignon-Provence
Nouvelles productions
En compétition à Armel Opera Competition and Festival / arte 2016
En cette année 2016, il se crée un seul opéra dans le monde. C’était à Avignon. Et nous y étions !
Evénement extraordinaire en effet les 15 et 17 mai 2016 à l’Opéra Grand Avignon. On y jouait un diptyque lyrique formé de deux œuvres courtes, de deux compositeurs hongrois, de Belà Bartok (1881-1945) pour Le Château de Barbe-Bleue (1911) dans une mise en scène-création de Nadine Duffaut, et de Peter Eötvös (né en 1943) pour Senza Sangue, une création scénique mondiale.
Senza sangue était une œuvre à peine terminée – le compositeur y mettait encore la dernière main -, dont la version concertante – modifiée depuis – avait été entendue deux petites fois, mais dont la version scénique était une totale nouveauté. Atout supplémentaire : le compositeur dirigeait en personne.
Le diptyque est en lice pour le concours international Armel Opera Festival (juin-juillet) qui à Budapest récompense chaque année une création récente. Totale création scénique mondiale pour Senza sangue, création scénique de Nadine Duffaut pour Le Château.
Les quatre jeunes interprètes (deux « couples », français pour Eötvös – Romain Bockler (notre entretien) et Albane Carrère (notre entretien) -, hongrois pour Bartok) ont été eux aussi recrutés après une sévère sélection.
Chez Bartok, inspiré du conte de Charles Perrault, Judith, jeune épouse follement aimée et éprise, exige de Barbe-Bleue les clefs des sept chambres… et perdra son amour. La musique est riche d’une belle ligne mélodique et d’une orchestration colorée.
L’autre volet, Senza sangue (= « pas une goutte de sang »), lui, s’appuie sur le court roman éponyme d’Alessandro Baricco (Folio). Le résumé : trois hommes font irruption dans une maison, et abattent père et fils, qu’ils accusent d’avoir été des traîtres lors d’une guerre civile antérieure. Une fillette, elle, se cache. Le troisième meurtrier, qui l’aperçoit, ne dit rien… Cinquante ans plus tard (c’est la seconde partie du roman, et c’est le début de l’opéra), une femme mûre achète un billet de loterie dans un kiosque à un homme plus âgé. « Il y a longtemps que vous attendez ? ». Au-delà de cette phrase lourde de sens, on devine que les protagonistes sont la fillette et son sauveur. Là commence entre eux une histoire inattendue.
Original, jamais joué encore, il ne fallait pas manquer ce diptyque… qui serait peut-être couronné le mois prochain à Budapest, et retransmis sur Arte-concert. Quelques passages, commentés, de Senza sangue ont été offerts au Foyer du public de l’Opéra Grand Avignon, lors de la journée Tous à l’Opéra, par Romain Bockler et Albane Carrère et la pianiste Marie-Claude Papion. Et le compositeur pour sa part a expliqué toute la genèse de l’œuvre lors d’une conférence de presse le 17 mai, juste avant la seconde représentation (compte rendu sous peu).
Les spectateurs, nombreux (oui), qui ont assisté ce dimanche à la création mondiale du diptyque Senza Sangue/Château de Barbe-Bleue n’étaient pas tous des adeptes de Boulez ou Schönberg. Et pourtant, avec degrés et nuances dus aux sensibilités individuelles, la production a trouvé son public, certains se montrant même légitimement enthousiastes. La mise en miroir des deux œuvres (Peter Eötvös ayant composé dans cette perspective par rapport à Bartok) est très réussie, avec des mises en scène également dépouillées et intensément symboliques – respectivement signées Robert Alföldi et Nadine Duffaut -, avec deux personnages seulement, en affrontement autant qu’en troublante complicité. Et même si l’une relève plutôt du fait divers qui pourtant refuse le sang (Senza sangue) et si l’autre relève du conte où le sang est omniprésent – seulement suggéré – dans ce « château qui pleure, qui saigne et qui tremble », la complémentarité donne à chacune une intensité rare.
Les quatre chanteurs ont sans doute de belles carrières devant eux : Albane Carrère et Romain Bockler dans le registre « léger » de leur tessiture – pour l’instant du moins – et belle diction, les deux Hongrois Adrienn Miksch et Károly Szeremédy, eux, dans une prestation plus « consistante », dans les deux cas imposés par les œuvres.
L’Orchestre Régional Avignon-Provence mérite une grande part du succès. Renforcé jusqu’à obtenir la solide configuration de quelque 60 musiciens – identique pour les deux œuvres -, il donne pleine puissance, notamment aux percussions, dans l’œuvre tout récemment écrite (Senza sangue), et développe ensuite toutes les nuances d’une partition (Le Château de Barbe-Bleue) dont les mérites ne sont plus à vanter…
On a abondamment déploré la « légèreté » des voix face à l’orchestre dans Senza sangue. Légèreté des voix, ou plutôt lourdeur de la partition instrumentale ? J’ose confesser que, gêné par le poids de l’orchestre, mon esprit a vagabondé, en pleine représentation (pardon aux interprètes…). Puissance de l’imagination ! Me voilà alors, presque concrètement, physiquement, enveloppée de la même partition, mais en version sinon chambriste du moins « mozartienne ». Ce que j’ai entendu alors, comme si j’y étais, était une réussite totale, instruments et voix en parfait équilibre. J’ai alors pleinement apprécié la justesse du jeu scénique – regards, gestes, déplacements immobiles – et vocal – ambitus, couleurs – d’Albane Carrère et Romain Bockler, leur finesse, leur sobriété, dans une partition qui dialoguait totalement avec eux. Il semble d’ailleurs que ce soit une version orchestralement allégée que Peter Eötvös prépare pour le concours du 29 juin, une version dont s’exprimeront alors toute la délicatesse et les nuances.
Ce diptyque de grande qualité a toutes ses chances, avec les mêmes chanteurs, pour ce concours de création lyrique Armel Opera Festival, dès le 29 juin à Budapest, qui récompensera la meilleure production et le meilleur interprète. Concours qu’on pourra suivre en direct sur Arte Live Web.
En attendant, la saison 2015-2016 se clôturera sur une Carmen dans laquelle on attend Karine Deshayes (entretien), Ludivine Gombert (entretien), Albane Carrère justement (entretien), Florian Laconi (entretien), sous la baguette de Laurent Campellone (entretien), en remplacement d’Alain Guingal initialement prévu.
G.ad.
Le recoupement entre Senza Sangue (Peter Eötvös) et Le Château de Barbe Bleue (Béla Bartok)
(Document Opéra Grand Avignon)
Parmi les sujets éternels d’opéra, la relation homme-femme occupe une place privilégiée depuis le début du romantisme. Cette relation a toujours été interprétée et représentée dans les œuvres selon les caractéristiques des différentes époques. Parmi les ouvrages qui constituent l’essentiel du répertoire actuel d’opéras, le Barbe-Bleue de Bartok est peut-être le premier à présenter cette relation de manière à la fois simplifiée à l’extrême et concentrée, au travers d’une seule rencontre entre un homme et une femme. Bien qu’indépendante de tout lieu géographique ou de tout temps historique, leur histoire, comme le veut l’époque de Bartok, est emplie de symboles et de secrets à découvrir : un passé à révéler, un présent à comprendre et un avenir à concevoir. « L’amour n’est pas un but, mais un moyen par lequel on peut atteindre cet aboutissement qu’est la rédemption, la compréhension du destin et son dépassement ». A cet égard (également), l’œuvre de Bartok reste une référence pour chaque opéra traitant ce sujet, en particulier lorsque le compositeur est un Hongrois. Composé d’après le roman d’Alessandro Baricco, Senza Sangue, publié en 2002, l’opéra éponyme de Peter Eötvös traite également de l’histoire d’une rencontre dramatique entre un homme et une femme. (Le livret écrit par Mari Mezei n’est basé que sur la dernière partie du roman, les antécédents étant évoqués par les dialogues). Le point commun principal des deux histoires réside dans le fait qu’il est indispensable pour la femme de révéler et de clarifier le passé, alors que dans l’opéra de Bartok, le secret à découvrir est le passé de l’homme. Dans Senza Sangue, la femme est mystérieuse, elle attend d’être sauvée et comprise.
Bien que ces deux œuvres symboliques se déroulent dans des lieux qui ne peuvent être identifiés, le château de Barbe-Bleue ne peut être réellement imaginé, car il représente un symbole, mais le pays d’Amérique latine, sans nom, dans l’opéra d’Eötvös est, hélas, facile à découvrir, et chacun peut l’identifier à sa guise.
Le conflit dans Senza Sangue est associé à l’actualité politique, et c’est un élément contemporain. Lors d’une guerre civile, un commando de trois hommes assassine le père et le frère de la protagoniste qui n’est alors qu’une enfant, et dont la vie est sauvée par l’un de ces hommes. Au moment où l’histoire commence, seul ce dernier est en vie parmi les assassins, mais il est déjà âgé et désabusé. La femme, qui a probablement quelque chose à voir avec la mort des deux autres membres, arrive au kiosque à loterie du troisième homme. Il ressort de leur discussion que cette femme n’est pas venue pour se venger, mais pour être sauvée a nouveau : en unissant leur vie, ils pourront tous les deux obtenir la rédemption. Certaines questions particulièrement actuelles restent cependant en suspens : Comment la foi en un monde meilleur peut-elle donner l’absolution ? La vengeance peut-elle être une solution pour sauver une vie brisée ? La lutte pour un monde meilleur était-elle inutile, si ce monde meilleur n’est resté qu’un rêve ? Nous n’aurons pas de réponses à ces questions. Les personnages de l’opéra savent seulement qu’ils sont liés l’un à l’autre depuis ce jour sanglant, et qu’ils ont besoin l’un de l’autre pour redonner du sens à leur vie. Cette idée est représentée par un magnifique symbole de la femme prononçant et reprenant son nom de naissance, qu’elle n’a pas utilisé depuis la disparition brutale de sa famille.
Senza Sangue et Le Château de Barbe-Bleue ont un autre point commun important : les non-dits et les ambiguïtés. De ce fait, le travail des compositeurs est similaire : leur musique doit exprimer ou accentuer l’indicible, parfois même jusqu’à l’insupportable.
Néanmoins, les deux œuvres ne se terminent pas de la même façon : Le château de Barbe-Bleue est plonge dans l’obscurité éternelle ; quant aux personnages de Senza Sangue, ils ont la possibilité de retrouver ensemble la lumière vers la fin de leur vie.
Document Opéra Grand Avignon