Mercredi 27 mars 2024, 20h30, Grand Théâtre de Provence. Festival de Pâques d’Aix-en-Provence
Orchestre Les Siècles
François-Xavier Roth, direction
Marie-Nicole Lemieux, contralto
Andrew Staples, ténor
Jean-Philippe Rameau, Les Indes galantes, suite d’orchestre. Gustav Mahler, Le Chant de la Terre
Voir notre présentation d’ensemble du Festival de Pâques 2024
Voir tous nos articles du mois d’avril
« Les Indes galantes » de Rameau et « Le Chant de la terre », de Mahler dans le même programme : un pari audacieux… réussi !
La scène du Grand Théâtre de Provence accueillait, ce mercredi 27 mars, un concert donné quatre jours plus tôt, à Metz, par les mêmes interprètes. Coupler dans un même programme la suite d’orchestre des Indes Galantes, premier des six opéra-ballets de Rameau, créé en 1735, et le Chant de la Terre, l’une des dernières œuvres de Mahler, créé en 1911, était quelque peu osé, tant les esthétiques, les ambiances et les motivations sont différentes. Et pourtant… François-Xavier Roth prit la parole, avant le début du concert, pour expliquer son approche et ce choix. Il avançait pour raison une proximité de ces deux œuvres par leurs sources d’inspiration : leur rapport à la nature, l’exploitation d’un ailleurs, éloigné géographiquement et historiquement, plus ou moins exotique, hors du cadre européen.
Ce lien nous a paru plutôt ténu. Les Indes de Rameau ont des contours assez vagues, fusion de contrées étranges (à l’époque) telles que la Turquie, la Perse, le Pérou, l’Amérique du nord. Elles sont conçues pour le divertissement de la cour du roi Louis XV, et les 13 pièces proposées de la suite orchestrale, hors du cadre suggestif d’une mise en scène, perdent de leur exotisme au profit d’une glorification de la danse. Le Chant de la Terre, bâti, lui, sur des poèmes chinois du VIIIème siècle, plus ou moins bien traduits en allemand et réunis sous le titre La flûte chinoise, parfois retouchés par Mahler lui-même, est, lui, plus un miroir des pensées et états d’âme du compositeur qu’une recherche d’exotisme, malgré l’introduction d’une « atmosphère chinoise » par l’usage d’un motif pentatonique dans les lieder 3, 4 et 5. La mélancolie des poèmes chinois lui convenait, dans un moment difficile de sa vie, ainsi que leur message : beauté de la nature, misère de l’Homme et brièveté de son séjour en ce monde.
François-Xavier Roth rappelait par la suite la spécificité de l’orchestre Les Siècles, celle de jouer les œuvres avec des instruments (ou leur copie) de l’époque de leur création. Les mêmes musiciens interprétèrent donc les Indes galantes sur instruments anciens accordés sur un diapason à 415 Hz et Le Chant de la Terre sur des instruments allemands ou viennois du début du XXème siècle accordés sur un diapason à 440 Hz. Je crois que là était la véritable motivation de ce couplage : mettre en valeur la capacité d’adaptation des musiciens de l’orchestre Les Siècles aux différents répertoires, la capacité de passer avec efficacité d’une atmosphère à l’autre, ici de la légèreté du divertissement aux sentiments les plus sombres. Cette transformation n’est pas chose aisée, ce fut une réussite.
Les Indes galantes réunissaient près de 60 musiciens, jouant debout, pour leur plus grande part, au milieu desquels le théorbe ne passait pas inaperçu. Ils ont donné une interprétation agréable, brillante et vivante d’une partition variée, à la riche instrumentation, mettant en valeur, outre les cordes, les flûtes, hautbois, trombones, percussions. Parmi les danses, lentes ou enlevées, menuets, marches se succédant, les non spécialistes du baroque auront pu reconnaître quelques airs célèbres, tels les tambourins ou la fameuse danse des sauvages.
Une vingtaine de musiciens de plus, et venait enfin Mahler et son Chant de la Terre. Symphonie ? Cycle de lieder avec orchestre ? Le compositeur avait déjà pratiqué auparavant la symphonie avec chœur et/ou voix soliste, le lied aussi. Nous avons là une synthèse des deux genres, finalement inclassable, qui tendrait plutôt vers la symphonie, selon certains avis autorisés. L’interprétation en fut superbe, menée avec brio, intelligence et sensibilité. Tout fut parfaitement dosé, équilibré, du murmure jusqu’aux tutti fortissimo, respectant l’orchestration mahlérienne qui a cette qualité, malgré la masse orchestrale, de savoir valoriser chaque pupitre, jusqu’à confier à certains un rôle essentiel de soliste, premier violon, bois, cor notamment, les musiciens concernés ayant assuré sans faille.
Scéniquement présents, bien investis dans leur rôle, à en juger par leurs mimiques, leur gestuelle, leur appropriation du texte, les deux solistes vocaux, en harmonie avec l’orchestre, ont emporté l’adhésion du public. Le ténor anglais Andrew Staples a surmonté le tutti initial du premier lied (chanson à boire de la douleur de la terre) et s’y est imposé avec vaillance, puis s’est montré tout à son aise, avec un beau legato, dans la tessiture que lui imposaient les deux lieder « chinois », De la jeunesse et L’ivrogne au printemps.
La Québecquoise Marie-Nicole Lemieux, à la voix puissante, ample et claire (certains disent ambrée !!), à la large tessiture, était là tout à fait dans son jardin, dominant dans toutes ses nuances une partition faite pour elle.
François-Xavier Roth a su donner à cette œuvre une unité toute symphonique, évitant le piège de la succession de lieder. Combien a-t-on pu apprécier l’introduction murmurée, mystérieuse, avec le hautbois, du Solitaire en automne, son orchestration distillée avec finesse et retenue, le joli jeu, piano, des premiers violons, lied qui fut captivant. Et l’orchestration légère et joyeuse du lied De la beauté ! Le chef, à la gestuelle souple et dansante, ou plus économe, selon les instants, a su révéler toute la richesse instrumentale, thématique, rythmique, émotionnelle de ce chef-d’œuvre mahlérien. L’Abschied (l’Adieu) en fut bien évidemment le sommet. On ne peut éviter, dans cette pièce, lorsqu’on l’a en mémoire, le fantôme de Kathleen Ferrier, Marie-Nicole Lemieux a su l’écarter. L’atmosphère « pesante », un mouvement mené avec délicatesse, les belles interventions des pupitres solistes et des vents en particulier, le chant laissant éclater toute une douleur, la longue marche funèbre précédant la dernière section chantée menant jusqu’au murmure du dernier « ewig » (éternellement) ont tenu sous une tension permanente un public totalement captivé.
Mahler, qui n’entendra jamais son œuvre, s’inquiétait toutefois de l’effet que pourrait produire ce mouvement, au point de demander à Bruno Walter s’il était supportable et n’inciterait pas certains à mettre fin à leurs jours. Non, Gustav, on ne peut se suicider après de telles beautés !
François-Xavier Roth imposa un long silence, avant de laisser éclater une ovation triomphale et bien méritée de l’ensemble des acteurs.
B.D.
Laisser un commentaire