(un autre entretien avec Philippe Jaroussky en 2014)
C’est toujours un bonheur d’interviewer Philippe Jaroussky ; à la première question s’enchaînent, avec une simplicité toujours égale, des réponses qui croisent forcément les interrogations qu’on avait prévues ; mais il en reste aussi tant d’autres ! Le contre-ténor ne donne que trois concerts cette année, dont un seul en région Provence : le 28 mars 2019 à l’Opéra Confluence du Grand Avignon. Musique Baroque en Avignon l’avait déjà accueilli, tout jeune artiste, en septembre 2005 puis en mars 2014. Il va offrir un concert Cavalli, en résonance avec le CD qui vient de sortir ce 8 mars 2019.
-Philippe Jaroussky, j’ai déjà eu le plaisir de vous rencontrer et de vous interviewer plusieurs fois, notamment lors de votre rôle de parrain de Tous à l’Opéra en 2014.
–En effet, nous avions même tourné à Avignon le clip de présentation.
-C’est vous, je crois, qui aviez proposé ce lieu…
–Nous étions à ce moment-là à Avignon, et le charmant théâtre à l’italienne était tout à fait bienvenu.
-Ce n’est pas dans ce théâtre que vous serez accueilli dans quelques jours, qui est en travaux pour trois ans. Ce sera dans une salle éphémère, mais dont l’acoustique est assez agréable, et dont la configuration permet presque la même jauge. Avignon est heureuse de vous accueillir à nouveau, dans la mesure où vous êtes relativement rare sur les scènes cette année.
-(Sourire) Je suis plus rare en effet sur les scènes, beaucoup moins en termes d’activités. Il est vrai que ce début de tournée marquera la fin de mon court congé sabbatique de 4 mois ; un congé sabbatique plus court que prévu (sourire). Avignon marquera donc mon retour sur scène. Je suis plus rare en France, vous avez raison. Mais j’aurai bientôt deux grosses productions, à Salzbourg et à Milan : je ferai mes débuts à la Scala en novembre 2019.
-Précisément, ce sont sans doute ces « pauses » de carrière, programmées à l’avance, comme en 2013, ou comme cette année 2018-2019, qui permettent cette impression de sérénité que vous dégagez, comme artiste et comme homme.
–Je suis content que vous parliez de sérénité. C’est en effet ce que je ressens. Le début de carrière est toujours plus anxiogène pour un artiste, tant il a de choses à prouver : je le vois chez les jeunes talents de mon académie. J’ai une carrière relativement longue, déjà 20 ans, et j’espère bien continuer encore longtemps. Mais si tout devait s’arrêter maintenant, je n’aurais pas de regrets, j’ai eu beaucoup de rêves, beaucoup de chance. La chance de choisir où et quand je veux chanter, la chance de chanter avec qui je veux, la chance de monter du début à la fin des projets qui m’intéressent. Comme celui de Cavalli avec mon ensemble (Artasese, qu’il a créé en 2002, NDLR). Vous voyez, je n’ai pas de crise de la quarantaine (rire).
-Peut-être les artistes ont-ils des ressources, des refuges, qui les protègent ?
–Un artiste est habitué à être sans cesse exposé sur scène aux yeux et aux oreilles du public. Hors les qualités artistiques, je n’ai pas la prétention de dire qu’il est pour moi plutôt simple d’être sur scène, mais il est vrai que j’ai la chance d’avoir su très vite, très tôt, comment être sur scène, et surtout comment descendre de scène. Il faut assumer ce statut un peu particulier que cela vous confère, et supporter que les gens aient les yeux et les oreilles fixés sur vous seul. Je connais certains artistes qui ne le supportent pas. Très tôt j’ai démythifié, en me disant que cela n’est pas si grave. Cette distance permet de supporter la pression à laquelle on est soumis. C’est surtout vrai pour les jeunes artistes. D’un artiste confirmé, il n’y a plus d’effet de surprise ; le public vous connaît, il vient vous entendre parce qu’il vous connaît, et il a donc une certaine bienveillance. Mais justement, il ne faut pas le décevoir ; il faut continuer à offrir des propositions intéressantes, se renouveler, ne pas chanter toujours les mêmes œuvres, prendre des risques, comme je l’ai fait il y a quelques années avec les mélodies françaises. C’est ainsi que j’ai conçu le programme d’Avignon.
-Que comprendra ce programme, autour de Cavalli ?
-J’ai fait jusqu’à présent beaucoup de programmes du Seicento, en mixant les compositeurs. Certaines salles me demandent toujours du Monteverdi ; certes, Monteverdi est un grand génie, qui a écrit nombre de tubes. Mais mixer Monteverdi et Cavalli risquait de casser Cavalli. Et je voulais rendre justice à l’art de Cavalli qui mérite bien un concert à lui seul. Vous verrez, il y a chez lui un art de l’accroche mélodique, de former des airs. Cavalli n’a pas besoin de Monteverdi ! De Monteverdi on n’a gardé que 3 opéras, le 1er et les 2 derniers ; c’est une véritable tragédie. Mais il a une écriture différente, liée à son époque, le début du XVIIe siècle. Et surtout, il a peu de scènes où le chanteur soit seul ; difficile d’isoler un air à chanter sans partenaire ! Alors que pour Cavalli, nous avons la chance d’avoir beaucoup d’œuvres, au point que j’aurais pu faire un double CD, et que j’ai dû faire un choix. Pour le concert, j’ajouterai donc des œuvres qui ne sont pas dans le CD ; j’ai remplacé les duos, notamment avec Marie-Nicole Lemieux, par 4 autres morceaux, que j’ai puisés dans les solos.
-Comment avez-vous conçu la soirée ?
–J’ai voulu rester dans ce même univers, celui d’un opéra vénitien typique. Ce sera un parcours à travers différents affects ; je veux construire une sorte de dramaturgie, même seul en scène ; de plus en plus, une partie du public aime sentir qu’un concert est construit. Par exemple les pièces instrumentales seront connectées aux airs. C’est évidemment une gageure que ce type de concert. On ne chante jamais des airs d’opéra tout seul ! C’est pourquoi un récital d’airs d’opéra est toujours un exercice curieux. Jusqu’à présent j’ai développé beaucoup de programmes en duo, avec Marie-Nicole Lemieux, ou Emoke… Mais pour ce récital de retour à la scène, j’ai conçu autre chose. J’aime beaucoup le principe du récital, pour « embarquer » les gens dans un univers. C’est tout l’intérêt de Cavalli, image de l’opéra vénitien. On y trouve de grandes pages de lamento, de déploration du héros, très sensuelles ; et des scènes d’humour, très drôles, joyeuses, rythmiques, avec des percussions, et des instruments virtuoses comme le cornet. Ce qui donne un récital très contrasté. Mais ce contraste correspond à ce que je vous disais tout à l’heure : tout ça n’est pas très grave !
-C’est en effet la première impression qui frappe à l’écoute du CD : un univers multiple, très divers, miroitant.
–C’est tout l’artifice de l’opéra vénitien, où l’on se cache volontiers derrière un masque. Vous êtes en train de pleurer, et la minute suivante vous riez. C’est un art très raffiné, au 2nd degré, au contraire de l’opéra romantique, plus emphatique. Il y a même des aspects plus étonnants. Certains duos, avec Marie-Nicole Lemieux, ont un univers très sexuel, très cru. Il y a plus de 400 ans, on était sans doute plus libre qu’aujourd’hui. On peut se demander pourquoi rejouer cette musique de plus de 400 ans. Aujourd’hui nous vivons dans une époque où l’on fait attention à tout ce qu’on dit, tout est répercuté sur les réseaux sociaux, il faut ménager toutes les communautés, même chez les comiques. Or l’auto-dérision fait partie de nos libertés fondamentales ! Dans la société vénitienne du XVIe siècle, on pourrait penser que la religion pesait lourdement, et pourtant on avait beaucoup de libertés ; le carnaval en est un exemple, joyeux, très mêlé socialement.
-Et notre regard d’aujourd’hui ?
-Cet univers ancien peut nous délivrer des messages : ouvrir les yeux, ne pas se scléroser, ne pas se réduire ; il ne faut pas perdre la liberté de cet esprit virevoltant. La religion était alors moins culpabilisante, les mœurs plus libres. De même, regardez des émissions de la télévision des années 60 : on y boit, on y fume ; ce serait aujourd’hui un scandale absolu ! Jusqu’où peut aller l’infantilisation des gens ! Ce n’est pas parce qu’on voit quelqu’un fumer sur un écran que l’on va nécessairement l’imiter ! En fait, il faut s’intéresser à l’histoire, à la culture, qui donnent une forme de liberté, un jugement critique, du recul sur ce que l’on vit.
-Qu’évoque pour vous le mot « baroque » ?
-La liberté, c’est sa première caractéristique. Il s’attache beaucoup au récitatif chanté, avec une grande liberté de forme. Des surprises harmoniques, qu’on trouvera moins peut-être dans l’opera seria du XVIIIe siècle, plus figé, même s’il comprend des intermèdes comiques. Le baroque prend du recul par rapport au drame ; on peut y rire et y pleurer presque en même temps. Il est toujours inventif.
-Comment voyez-vous Cavalli dans ce paysage ?
–C’est un compositeur vénitien ; il est de cette époque où Venise est opulente, elle reçoit des bateaux d’Orient, avec de la soie, des épices… et la culture, la musique notamment Ce qui constitue un mélange fabuleux. Mais c’est aussi une époque de drame : l’épidémie de peste, la pestilence des canaux… C’est black and white. C’est l’image de mon CD : la couverture est carnavalesque, printanière ; le dos est plus triste. Venise, c’est un peu comme Rio : on vit plus dangereusement, dans une réelle précarité ; c’est ce qui donne cette intensité de vie différente de l’Amérique du Sud. La France, elle, est très pessimiste. En Amérique du Sud, la mort est omniprésente, toujours.
-Concernant votre voix, on vous pose toujours un peu les mêmes questions. Vous avez dit en 2012 : « Je n’ai pas une voix tombée du ciel », pour évoquer, je pense, sa tessiture. Et ailleurs : « J’ai choisi cette voix », voix de tête et non de poitrine, parlant ici, je crois, du travail fourni. Pouvez-vous expliquer ?
-Tout remonte au collège, à la classe de 6e, pendant l’heure hebdomadaire avec mon professeur. J’ai commencé le violon, sans doute pas par hasard, car le violon est un instrument très aigu. Et puis j’ai découvert ma voix à 18 ans, et le répertoire baroque en même temps. J’ai donc eu la chance de commencer très tôt. C’est un marqueur très particulier. J’étais sur les scènes dès 20 ans, j’ai connu des moments difficiles, tout de suite, j’ai été confronté à l’opéra, aux réalités du métier. Une voix tombée du ciel ? Mais pour l’opéra vous ne pouvez pas juste avoir une voix angélique, car vous interprétez des personnages qui traversent des émotions très fortes. J’ai donc appris à remettre ma voix dans mon corps, chanter avec tout mon corps ; c’est une lutte, qui ne se limite pas à l’intellect. C’est un long processus, une bataille. J’ai toujours beaucoup travaillé sur la projection, le sens du texte. Le contre-ténor a une couleur très particulière ; par rapport à une mezzo par exemple, il a moins de diversité dans sa palette. Ce que je recherche, c’est que ma voix sonne juste, et qu’elle soit en interaction avec les émotions qu’elle exprime.
-Vous avez été violoniste puis pianiste ; puis chanteur, désormais musicologue, chef et directeur d’une académie à laquelle vous tenez, sans parler de votre militantisme. Est-ce la marque d’une évolution dans le temps, ou d’une complémentarité d’engagements ?
-J’avais autrefois une approche plus instrumentale qu’aujourd’hui. Aujourd’hui je cherche plus à transmettre une histoire, une émotion. Ce que j’ai perdu peut-être en virtuosité, je crois l’avoir gagné en fruité, en expressivité. C’est toujours intimidant, de risquer de n’être pas entendu. Nous n’avons pas de micro. Il faut se projeter, se faire entendre de la salle, tout en restant connecté avec sa richesse intérieure ; car la voix se nourrit de tout le travail sur le mental. En face du public, il faut émouvoir, trouver le son juste, ne pas être un acteur qui sur-joue ni exagérer les affects. Les exprimer et les faire partager.
-Si vous aviez une seule phrase à rajouter ?
-J’espère que le public passera une belle soirée, qui lui donnera une meilleure idée de cette atmosphère vénitienne particulière.
Propos recueillis par G.ad., mars 2019.