Léviathan ou ce monstre nommé Justice : un chef-d’œuvre
Gymnase du lycée Aubanel, rue Palapharnerie, Avignon
Léviathan, Lorraine de Sagazan. Durée 1h50
France / Création 2024
Avec Khallaf Baraho, Jeanne Favre, Felipe Fonseca Nobre, Jisca Kalvanda, Antonin Meyer-Esquerré, Mathieu Perotto, Victoria Quesnel, Eric Verdin. Texte, Guillaume Poix. Collaboration au texte, Lorraine de Sagazan. Conception et mise en scène, Lorraine de Sagazan. Dramaturgie, Agathe Charnet, Julien Vella. Chorégraphie, Anna Chirescu. Son, Lucas Lelièvre. Musique, Pierre-Yves Macé. Scénographie, Anouk Maugein. Lumière, Claire Gondrexon. Costumes, Anna Carraud. Vidéo, Jérémie Bernaert. Mise en espace cheval, Thomas Chaussebourg. Masques, Loïc Nebreda. Perruques, Mityl Brimeur. Travail vocal, Juliette de Massy. Travail masque, Lucie Valon. Assistanat à la mise en scène, Antoine Hirel. Assistanat au son, Camille Vitté. Assistanat à la scénographie, Valentine Lê. Assistanat à la lumière, Amandine Robert. Assistanat aux costumes, Marnie Langlois, Mirabelle Perot. Traduction pour le surtitrage, Katherine Mendelsohn (anglais). Régie générale et vidéo, Vassili Bertrand. Régie plateau « Kourou ». Régie lumière, Paul Robin. Régie son, Camille Vitté. Administration, production, diffusion, Ambre Gély, Marine Mussillon, Carole Willemot (AlterMachine).
Production La Brèche, La Comédie de Saint-Étienne Centre dramatique national. Coproduction, Théâtre Gérard Philipe Centre dramatique national de Saint-Denis, Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris), Théâtre de la Cité Centre dramatique national Toulouse Occitanie, La Comédie de Reims, Académie de France à Rome – Villa Médicis, Théâtre Dijon Bourgogne Centre dramatique national, Théâtre du Nord Centre dramatique national Lille Tourcoing Hauts-de-France, La Comédie de Béthune Centre dramatique national, Festival d’Avignon, Théâtre national de Bretagne (Rennes), Théâtre du Beauvaisis Scène nationale, La Passerelle Scène nationale de Saint-Brieuc, L’Azimut (Antony, Châtenay-Malabry), Centre dramatique national de Normandie-Rouen, Scène nationale 61 (Alençon). Avec le soutien de la Région Île de France pour la 78e édition du Festival d’Avignon : Spedidam et Institut français du Royaume-Uni / Cross-Channel Theatre. Construction des décors et costumes, La Comédie de Saint-Étienne Centre dramatique national, Atelier Coulon Tapissier (Paris), Ateliers couture du Théâtre national de Bretagne (Rennes)
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National
Résidences MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis Bobigny, Centquatre (Paris), Centre dramatique national de Normandie-Rouen, La Comédie de Valence Centre dramatique national Drôme-Ardèche, Théâtre Gérard Philipe Centre dramatique national de Saint-Denis, Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris), La Comédie de Saint-Étienne Centre dramatique national, Théâtre de la Cité Centre dramatique national Toulouse Occitanie. Le texte de Guillaume Poix est inspiré de faits réels.
Musique enregistrée interprétée par Silvia Tarozzi (violon) et Maitane Sebastián (violoncelle).
La compagnie La Brèche est conventionnée par le ministère de la Culture – Ile-de-France
Le théâtre comme contre-espace pour interroger le fonctionnement du système judiciaire, penser ses alternatives et imaginer d’autres rituels symboliques.
Entretien avec Lorraine de Sagazan, par le Festival d’Avignon
Quand on franchit les portes du gymnase du lycée Aubanel, on entre dans le cirque de la justice. Un chapiteau de toile légère, couleur chair, qui gonfle et se dégonfle, abrite un tribunal au sol jonché de petits graviers noirs. Bienvenue dans le ventre du Léviathan, ce monstre mythologique et biblique qui broie ses victimes, comme le droit terrasse les coupables et la prison pulvérise les détenus. Car c’est bien cette image d’une justice expéditive et punitive que Lorraine de Sagazan veut dénoncer à travers sa pièce Léviathan, créée pour le Festival d’Avignon 2024. Troisième volet d’un cycle de spectacles qui emploie les moyens symboliques et performatifs de la fiction pour tenter de « répondre » à ces lacunes de la justice par autant d’actes théâtraux, Léviathan interroge le fonctionnement du système judiciaire français, ses béances et ses alternatives. Il est le fruit de nombreuses rencontres avec des avocats, des magistrats, des victimes et des détenus, pour témoigner des difficultés que ressentent autant les justiciables (victimes ou infracteurs) que le personnel judiciaire. Immergée pendant plusieurs semaines dans la 23e chambre du tribunal de Paris, pôle d’urgence pénale où ont lieu les procédures de comparution immédiate, l’équipe a pu observer cette justice expéditive, où les procès de moins de trente minutes à la sortie de garde à vue, s’enchaînent à une cadence infernale, comme l’évoque le chronomètre qui défile régulièrement sur l’écran en fond de scène, remis à zéro au début de chacune des affaires. A la fin, l’issue est souvent la même, puisque 70 % des peines prononcées sont des peines de prison ferme. C’est en tout cas ce qui arrive dans ce récit, défilé de coupables à la dérive, marginaux, rejetés par une société qui les a broyés et un système qui n’a fait qu’aggraver les choses au lieu de les réparer. Car au juste qui juge-t-on et comment ? Et surtout où sont les victimes ? Seuls le Code pénal et le procureur, représentant une société civile absente, réclament justice contre de petits délits qui paraissent insignifiants au vu des personnalités complexes des accusés : conduite sans permis, insultes à une policière, vol d’habits et de cartes bancaires…
Sur scène, huit interprètes : avocats, procureur, prévenus et Madame la juge, assise à sa table derrière ses piles de dossiers. A ses pieds, la balance de la justice. Avec son glaive, ses yeux bandés et sa balance, la Justice n’est-elle pas symbole d’équité et d’impartialité, mais aussi de force ? Tel un volcan en éruption, la fumée s’échappe de son bureau et se répand sur le plateau à l’heure du jugement. Tous sont masqués, difformes, figés, bouffis, à la bouche immense et aux yeux enfoncés tout petits, jusqu’à la dernière prévenue, qui apparaît la tête dans un collant. Visages inexpressifs. Parmi ces huit comédiens, percutants et poignants, un acteur amateur vient clôturer la pièce. C’est lui le garant et l’instigateur du récit, le seul qui apparaît à visage découvert. Il y a le cheval aussi, ne l’oublions pas, qui joue divinement son rôle en consolant et calmant la dernière prévenue, plus victime que coupable, qui éveille en nous un vent de révolte contre l’injustice qu’elle subit, la violence et l’inflexibilité de la Justice. Cheval guérisseur, thérapie d’un genre nouveau, mais aussi libérateur et sauveur qui dévore le Code pénal, source de tous leurs maux… Signalons la scénographie très esthétique d’Anouk Maugein, qui crée de véritables œuvres d’art autour du texte coup de poing de Guillaume Poix. Tout concourt à renforcer notre malaise et notre écœurement : la musique inquiétante, les voix déformées au micro et les cris des détenus, les images chocs aux couleurs vives projetées sur la fenêtre écran, qui accentuent encore la fragilité de ces êtres brisés, prévenus comme personnels judiciaires, jusqu’aux larmes de sang qui ruissellent sur le visage de la juge… Broyés, oppressés, nous ressortons chancelants de ce spectacle d’une force et d’une beauté incroyables, qui nous invite à méditer sur les dysfonctionnements et les failles d’un système judiciaire d’une société à la dérive. Lorraine de Sagazan touche au but ultime du théâtre, en tendant aux spectateurs un miroir pour contempler le reflet de notre monde, passé au crible de l’art. Son Léviathan est un chef-d’œuvre.
Marie-Félicia. Photos Christophe Raynaud de Lage
Laisser un commentaire