Deux frères, deux sœurs, issus d’une nombreuse famille avignonnaise ; une fratrie de neuf enfants, tous musiciens, professionnels ou amateurs. Ils animeront le 3e concert de la saison de Musique Baroque en Avignon, le dimanche 8 décembre 2019.
Nous rencontrons successivement Lucie, violoncelliste, l’aînée, porte-parole du quatuor, mais aussi Hugues et Agathe, 1er et 2nd violons, puis Odon, alto. Mais pour plus de commodité nous avons regroupé leurs réponses en un seul article.
-Le concert du 8 décembre 2019 (Bach, Haydn, Mozart), en quoi constitue-t-il un hommage à Simone Girard, votre arrière-grand-tante, qui fut la fondatrice de la Société des concerts avignonnais ?
-(Lucie) Nous avons été tristes quand nous avons appris par Raymond Duffaut (conseiller artistique de Musique Baroque en Avignon, ndlr) que la Société des concerts d’Avignon, qui était devenue entre-temps la Société des Amis de la Musique de chambre, était plus ou moins en sommeil. J’aimerais peut-être en reprendre l’idée dans quelque temps.
-Quelle image de Simone Girard vous a-t-on transmise, à vous qui ne l’avez pas connue ?
-(Hugues) En effet, nous ne l’avons pas connue. Mais nous savons qu’elle a eu une grande influence, qu’elle avait une personnalité charismatique, qu’elle avait beaucoup de relations. Et quand nous sommes arrivés à Paris, nous avons été très émus de voir que beaucoup de grands musiciens, même internationaux, de la génération de nos grands-parents, parlaient d’elle, et en donnaient des échos très forts.
-Vous ressentez la nécessité de la transmission ?
-(Lucie) Je sais bien que nul n’est prophète dans son pays, mais les gens sont toujours très heureux quand ils nous rencontrent et découvrent que nous sommes directement parents de Simone Girard. Ce sera bientôt un anniversaire important pour notre grand-oncle René (le philosophe René Girard, philosophe, disparu en 2015, ndlr), neveu de Simone : ce sera le centenaire de sa naissance, en 2013. Nous voudrions créer à cette occasion un événement important. C’est notre sœur Marie, mathématicienne, qui s’en occupe.
-Toute votre famille est très liée à l’histoire d’Avignon. Outre Simone et René Girard, que nous venons d’évoquer, on ne peut pas oublier Joseph Girard, qui fut Conservateur du Palais des Papes, et a laissé quantité d’ouvrages de référence. Gardez-vous des liens, artistiques notamment, avec Avignon, en dehors de vos parents, qui y vivent ?
-(Lucie) Oui, il y a quelques mois par exemple, nous avions participé aux « rencontres musicales et scientifiques » (organisées par le Parvis d’Avignon, ndlr), et à un concert dans un théâtre.
-Vous venez donc donner dans quelques jours un concert à l’invitation de Musique Baroque en Avignon… Parlez-nous du programme et de la façon dont vous l’abordez.
-(Lucie) Nous avons soumis à Raymond Duffaut l’idée de jouer avec une grande personnalité qui a connu Simone Girard. Simone était présente à mon baptême, mais elle est morte 2 ans après, je ne l’ai donc pas connue, et je suis la plus âgée de la famille. Mais il y a de nombreuses personnalités qui l’ont connue. Nous avons pensé à Gérard Caussé, qui l’a bien connue personnellement.
-(Hugues) Gérard Caussé est une grande figure du monde musical français. Nous avons eu la chance de le rencontrer dans un festival en Belgique il y a deux ans. Lui-même avait bien connu notre grand-tante, qui l’avait fait venir à Avignon alors qu’il était tout jeune. Quand il a réalisé que nous étions de sa famille, il en a été tout ému, et un lien s’est créé tout de suite entre nous. Ç’a été une rencontre très forte.
-(Agathe) Sur le plan artistique, pour nous c’est une très grande chance de pouvoir jouer avec un artiste comme Gérard Caussé. Nous avons déjà une magnifique expérience de concert avec lui, dans un festival en Belgique, où nous avions joué un quintette de Brahms. Pour moi personnellement c’est extrêmement enrichissant de jouer avec des personnes qui ont autant d’expérience et qui acceptent de jouer avec les jeunes générations.
-Vous avez conçu le programme avec lui ?
-(Lucie) Nous avons conçu avec lui un programme entre l’origine du quatuor, pas vraiment la musique baroque vraie, et la période suivante ; sauf Bach, dans l’Art de la fugue, une musique à 4 voix, qui fonctionne très bien avec un quatuor. Quant à la deuxième oeuvre, c’est un des premiers quatuors de Haydn, et il fait la transition entre baroque et classique. Enfin, Mozart, s’il vit à l’époque classique, garde encore un pied dans le baroque.
-(Hugues) Raymond Duffaut nous connaît depuis longtemps. J’ai le souvenir de quand nous étions tout petits et que nous venions à l’opéra, c’est lui-même qui distribuait les tickets. C’est d’autant plus émouvant, maintenant que nous sommes entrés dans le monde musical, d’être accueillis par lui, et pour un hommage à notre arrière-grand-tante à qui il a en quelque sorte succédé. Nous lui avons proposé de jouer avec Gérard Caussé, ce qu’il a accepté tout de suite. C’est aussi une façon pour nous de boucler les boucles entre les générations, des boucles artistiques et familiales. Nous avons conçu un programme intéressant. Ce sont les débuts du quatuor, même avec L’Art de la fugue, qui n’est pas encore écrit pour quatuor ; Haydn, lui, a mis sur pied toute une rhétorique qui permet aux instruments de jouer ensemble. Si l’on se remet dans le contexte, les instruments n’étaient là que pour accompagner la voix ; c’est avec le baroque, notamment avec Vivaldi, que l’instrument a pris la vedette. Il avait alors à construire un discours musical, sans avoir de texte à chanter ; le génie de Haydn a été de faire raconter une histoire par les instruments. Raymond Duffaut nous avait demandé un programme baroque ; or le quatuor est arrivé à l’époque classique. Dans le quintette de Mozart, le 2e alto donne une sonorité plus dense, plus intérieure.
-(Agathe) Le quintette de Mozart pour deux altos est un chef-d’œuvre, du Mozart pur jus.
-Vous jouez sur instruments modernes ; pourquoi ce choix ?
-(Lucie) C’était un véritable projet de notre part. Depuis quelques années le prix des instruments anciens a flambé, seuls des mécènes peuvent maintenant les acheter. La lutherie moderne a bien évolué. C’est un musicien que nous connaissons qui nous a mis en relation avec un luthier, Charles Coquet, (plusieurs fois médaillé à Crémone, une référence ! ndlr). Dès que nous avons entendu sonner ses instruments, nous avons été sous le charme. Et, avec notre quatuor familial de musiciens, il nous paraissait intéressant de créer un quatuor d’instruments. Ce qui nous permet d’avoir un pied dans la tradition et un pied dans la musique contemporaine. De fait, il n’y a pas eu d’évolution notoire depuis Stradivarius, et le savoir-faire s’est transmis et maintenu. C’est stimulant de faire travailler des gens bien vivants et de faire sonner leurs instruments. Nous rentrons juste de Chine, avant-hier (càd 26 novembre 2019), et là-bas aussi le son de nos instruments a été apprécié.
-C’est donc pour vous un choix à la fois économique, pour soutenir la création artisanale, et artistique, parce que la qualité est à la hauteur de vos exigences ?
-(Lucie) Exactement.
-Etre frères et sœurs, est-ce un atout de complicité, ou un poids ? Vous êtes presque toujours ensemble. Vous ménagez-vous des plages de liberté individuelle ? J’ai le souvenir anecdotique d’une interview, ancienne, des Compagnons de la Chanson : leurs seuls espaces de liberté, auxquels ils tenaient, étaient leur voiture et leur chambre d’hôtel, qu’ils ne partageaient jamais. Et pour vous ?
-(Lucie) Oui, nous avons des moments séparés, de plus en plus. Quand nous étions étudiants, nous étions pris dans un tourbillon. En vieillissant (sourire), on veille à préserver davantage tous les atouts, communs et individuels. Tous les groupes le vivent sans doute. Mais le quatuor a une vie à part dans l’ensemble des musiciens, même quand on n’est pas frères et sœurs : c’est un travail perpétuel, un recommencement de chaque jour, différent du trio par exemple. Il faut rechercher sans cesse la précision, la justesse, entre nous. Mais, même si nous sommes un quatuor familial, nous vivons la même chose que n’importe quel quatuor. Mais notre complicité devient un vrai atout, il nous permet de moins dramatiser ; c’était sans doute plus compliqué au début, maintenant c’est devenu un atout. Mais nous sommes en perpétuelle évolution, et nous devons toujours chercher un équilibre.
-A titre personnel, vous n’avez pas d’activités ou de loisirs propres ?
-(Lucie) Moi je suis très portée sur la pédagogie, je porte les projets, j’assure tout le travail administratif pour le quatuor. Et Agathe va se marier au mois de mai, ce qui va nécessairement modifier un peu les choses. A côté, j’aime bien la cuisine, les amis.
-(Hugues) Vaste question (sourire). Même musicalement je m’octroie des libertés pour prendre des chemins différents ; par exemple je joue souvent en violon solo avec l’orchestre de Besançon, en concertiste ou en chef d’attaque ; j’aime rester meneur. Je fais ainsi d’autres rencontres, qui me permettent de m’enrichir d’autres choses. L’important est de trouver un équilibre personnel, avec la passion chevillée au corps, et le travail au corps. Mais parfois il faut savoir se déconnecter.
-(Agathe) Il est vrai que je peux avoir des envies artistiques autres que le quatuor. Et dans d’autres domaines, la peinture, le dessin, mais très modestement, en amateur…
-On connaît, plus ou moins, la répartition « musicologique » des rôles dans un quatuor. Mais comment le vivez-vous vous-même ? Lucie, quel est le rôle du violoncelle ?
-(Lucie) C’est très simple, c’est la basse, dont la fonction est comparable aux fondations d’une maison ; quand on l’enlève, tout s’écroule. C’est un rôle qui peut paraître discret, car le public est porté par le premier violon, qui est la voix chantante, la voix mélodique. Mais le violoncelle a une responsabilité importante. Si l’on compare le quatuor à un bon vin, le violoncelle est la bouteille, l’alto et le 2nd violon sont le vin, et le 1er violon, voix de soprano, est l’étiquette ! C’est à la fois l’horizontalité et la verticalité de l’écriture.
-Le violoncelle est la voix qui donne le relief, la profondeur, à l’ensemble ?
-(Lucie) Tout à fait.
-Hugues, quel est le rôle du 1er violon ?
-(Hugues) Un rôle assez prodigieux. Le quatuor est très particulier ; c’est à la fois un petit ensemble mais qui bascule aussi vers un groupe plus important.
-Vous disiez que vous aimiez être un meneur…
-(Hugues) Je ne me sens pas vraiment meneur, car tous ont un rôle de responsabilité. Mais il est vrai que le 1er violon a la responsabilité de l’éclat musical sur scène ; s’il n’est pas en forme, il sera difficile d’avoir un concert réussi. Mais nous avons presque 10 ans d’expérience, nous sommes tous bien rodés. Pour beaucoup de musiciens, le quatuor est une école de vie, une micro-société, régie par des leaders et par des individualités plus dociles ; c’est une école d’écoute, d’échange, de respect, la quintessence d’une problématique sociale.
-Agathe, quel est le rôle du 2nd violon, qui n’est d’ailleurs en rien un rôle de second plan ?
-(Agathe) Ce n’est pas la partie dite prima voce. Je joue dans les graves du violon, et en ce sens, j’ai un lien très fort avec l’alto. L’alto et le 2nd violon sont les fondations du quatuor, ils font ensemble un véritable travail de fond.
-C’est en quelque sorte la charnière ?
-(Agathe) Oui, on connaît la comparaison que font certains musiciens avec le vin : la bouteille, et l’étiquette pour le violoncelle et le 1er violon, l’alto et le 2nd violon étant le vin lui-même. En fait, j’ai de plus en plus de plaisir à jouer ce rôle du 2nd violon ; il n’est pas évident mais magnifique.
-Faut-il penser que ce sont les compositeurs qui ont ainsi constitué le répertoire, ou est-ce lié aux instruments mêmes ?
-(Agathe) Dans l’orchestre la répartition est la même : les 2nds violons soutiennent harmoniquement la partition. Il reste un travail génial dans le quatuor, c’est le dialogue, au point qu’on appelle souvent le quatuor « l’instrument à 16 cordes ». Mais pour autant chacun a sa personnalité propre, sa parole à donner, et rien n’est jamais acquis, même si nous commençons à avoir un peu d’expérience, puisque nous fêterons nos 10 ans en 2020.
-Comment s’est formé votre quatuor ? Pas hasard, ou l’idée s’en est-elle imposée comme une évidence ?
-(Agathe) Un peu les deux. Comme nous sommes frères et sœurs, nous avons des âges différents ; je suis la plus jeune, et les autres m’ont en quelque sorte attendue (rire). Ils avaient d’abord commencé avec un autre altiste. Et c’est quand nous nous sommes retrouvés tous les quatre au CNSM que l’idée nous est venue, mais sans plus. Nous avons beaucoup travaillé avec François Falque, violoncelliste, qui nous a conseillé de rencontrer le quatuor Ysaÿe.
-Je me rappelle que vous étiez venus féliciter le quatuor Ysaÿe, vos professeurs, lorsqu’il s’était produit il y a quelques années à Avignon. Et quel avait été votre premier altiste ?
-(Agathe) Notre frère Mayeul, qui a ensuite préféré d’autres voies ; il est maintenant professeur d’alto à Caen.
-Et comment Odon a-t-il rejoint la formation ?
-(Agathe) Il avait commencé par le violon, même si son goût le poussait plutôt vers l’alto ; et quand Mayeul est parti, il s’est trouvé tout naturellement altiste.
-Quels sont les projets du quatuor Girard qui vous tiennent le plus à cœur ?
-(Lucie) Nous en avons plusieurs, mais le plus marquant est peut-être notre participation à la Folle journée de Nantes, à l’occasion du 250e anniversaire de Beethoven.
-(Agathe) Ce qui m’a beaucoup marquée, comme jeune musicienne, c’est notre intégrale des quatuors de Beethoven, et ce projet n’est pas fini.
-Un enregistrement en perspective ?
-(Agathe) Peut-être, mais ce n’est pas encore à l’ordre du jour, il faut attendre que tout cela mûrisse. Mais nous avons joué l’intégrale sur 2-3 ans à Caen, puis 1 an à Paris ; le rêve serait de le faire en 3 jours ! (rire) En tout cas nous allons reprendre Beethoven à la Folle journée de Nantes, mais ce sera différent, puisque nous serons plusieurs ensembles à nous partager l’intégrale.
-Combien allez-vous en jouer ?
-(Agathe) Sept, ce qui est déjà relativement important.
-En quoi cette intégrale des quatuors de Beethoven a-t-elle marqué un tournant dans votre carrière ?
-(Lucie) Monter l’intégrale des quatuors de Beethoven est en soi une expérience, en tant que véritable Bible des quartettistes. C’est un répertoire unique, porteur d’un message ; il marque un tournant dans l’histoire de la musique, et plonge au cœur de la formation du quatuor. C’est le rêve de tout quartettiste de l’interpréter. Cela a représenté pour nous un sacrifice, avec un véritable travail de fourmi, mais surtout un bonheur absolu, un Himalaya incomparable. Cela nous a amenés à porter sur l’ensemble du répertoire un autre regard, même si nous sommes encore très jeunes. C’est dans cette perspective que René Martin nous a contactés ; comme nous connaissons tous les quatuors de Beethoven, il pouvait choisir à sa convenance, et les exploiter de différentes façons. Notre projet est de monter un véritable spectacle.
-Une question peut-être difficile : si vous n’aviez pas été ce que vous êtes, qu’auriez-vous aimé être, ou faire ?
-(Lucie) C’est une question de problématique. Dès le premier jour, quand j’avais à peu près 5 ans, j’ai su que je voulais faire du violoncelle. La musique est ma vie, je n’ai jamais imaginé autre chose.
-(Hugues) Oui, tout à fait, c’est sûr (sourire, puis un temps). Mais avec des « si », comme vous savez, on mettrait Paris en bouteille ! J’ai beaucoup d’autres centres d’intérêt, depuis mon plus jeune âge ; la musique m’est venue un peu par les circonstances. J’aime aussi le dessin, l’architecture, la poésie, la lecture, tout ce qui nécessite sensibilité, intuition. Mais les mathématiques aussi. Et aussi la cuisine, faire la cuisine. En fait, j’ai beaucoup d’autres passions.
-(Agathe) (Sourire) Tout autre chose, non. Mais tout ce qui est artistique m’enrichit beaucoup, la littérature, tout ce qui touche l’art en général. (Propos recueillis par G.ad.)
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