La seconde création-maison de la saison tient ses promesses
Opéra Grand Avignon, vendredi 25 mars, 20h30 : dimanche 27 mars, 14h30
Idomeneo, opéra de Mozart. Livret en italien de l’abbé Giambattista Varesco
Mise en scène, Sandra Pocceschi & Giacomo Strada. Direction musicale, Debora Waldman. Collaboratrice aux costumes, Sofia Vannini. Assistante à la mise en scène, Héloïse Sérazin. Lumières Giacomo Gorini
Idomeneo, Jonathan Boyd. Idamante, Albane Carrère. Ilia, Chiara Skerath. Elettra, Serenad Uyar. Arbace, Antonio Mandrillo. Gran Sacerdote, Yoann Le Lan. Voce di Nettuno, Wojtek Smilek. Deux Crétoises, Ninon Massery / Clelia Moreau. Deux Troyens Julien Desplantes / Augusto Garcia
Choeur de l’Opéra Grand Avignon. Orchestre National Avignon-Provence
Nouvelle production de l’Opéra Grand Avignon
Edition Neue Mozart-Ausgabe © Bärenreiter-Verlag Kassel · Basel · London · New York · Prague
Après le compositeur baroque André Campra en 1712, inspiré de Crébillon (1705), c’est un Mozart de 25 ans qui s’empare en 1781 de l’histoire mythique du roi de Crète Idoménée, parti avec l’armée grecque d’Agamemnon vers la ville de Troie pour récupérer la belle Hélène, épouse de Ménélas roi de Sparte, enlevée par Pâris, fils de Priam roi de Troie… La mythologie antique en général, l’épopée homérique en particulier, constituent une réserve inépuisable, et complexe, de sujets d’opéra.
Idoménée, petit-fils de Minos, est un personnage secondaire dans l’Iliade, mais n’en mérite pas moins l’intérêt. C’est l’Idoménée de Campra qui a ouvert la saison 2021-2022 de l’Opéra de Lille. C’est l’Idomeneo de Mozart – une œuvre rare également – que l’Opéra Grand Avignon a choisi cette année pour sa seconde création-maison après Peter Grimes en ouverture, et l’on ne peut que s’en réjouir. « On ne peut concevoir une saison d’opéra sans Mozart », affirmait le directeur Frédéric Roels, dans la conférence de presse de présentation de saison.
La scène se passe en Crète, où se sont réfugiées Ilia la Troyenne, fille du roi Priam, et Electre la Grecque, fille d’Agamemnon ; toutes deux sont amoureuses d’Idamante, fils du roi Idoménée. On annonce l’arrivée du roi idoménée, de retour des dix longues années de la guerre de Troie ; l’ambiance est à la joie et à la réconciliation ; mais tous ignorent qu’Idoménée, pris dans une tempête, vient de promettre de sacrifier à Neptune, s’il en réchappe, la première personne qu’il verra en mettant le pied sur le sol de son île : et c’est son fils qui se précipite à sa rencontre ! Pour se dérober à son vœu, Idoménée éloigne son fils, en l’envoyant raccompagner Electre chez elle, maintenant que la guerre est finie. Nouvelle tempête, au cours de laquelle un monstre sort des flots et ravage tout sur son passage.
Sur terre, dans le palais, Ilia n’a rien vu, rien su. Idoménée veut éloigner Idamante une seconde fois pour le protéger, mais le peuple et les prêtres réclament avec insistance le respect de la promesse. Idamante terrasse le monstre, et s’avance ensuite vers le sacrifice, alors qu’Ilia veut s’offrir à sa place. Un oracle de Neptune viendra dénouer la situation : Idoménée, coupable de n’avoir pas honoré son vœu, doit laisser son trône à son fils, qui épousera Ilia.
C’est un sujet épique, avec des rebondissements, deux tempêtes, un monstre, des secrets terribles, une rivalité amoureuse, les exigences d’une religion sacrificielle, et les possibilités de toute une machine théâtrale. Mais c’est aussi tout le génie de Mozart, et sa créativité, autour de deux jeunes gens qui découvrent l’amour malgré eux, une inventivité qui transforme l’opera seria commandé en une fin heureuse. C’est une partition lumineuse, avec des arias sublimes, qui transfigure cette sombre histoire mythologique. L’abdication du roi et l’élimination de la rivale ouvriront pour le jeune couple enfin réuni une ère nouvelle, dans un univers d’après-guerre qu’ils vont devoir réinventer.
Il flottait presque un air de « première » en ce vendredi soir à l’Opéra Grand Avignon, même si la salle n’était pas pleine. Cet Idomeneo remplit ses promesses.
Le drame est complexe. La mise en scène, inventive, lui ajoute la richesse d’allusions cinématographiques (le boulet de canon devenant ballon, nouveau Charlie Chaplin), historiques et bibliques (la statue d’un pseudo-Saddam Hussein déboulonnée et dont la tête trouvera une nouvelle Salomé), et bien d’autres que nous n’avons pas nécessairement décryptées… Néanmoins, y gagne-t-on en clarté, on peut en douter… Et la lapidation finale d’Electre contrevient aux habitudes de la Grèce antique – même si elle n’en était pas totalement absente -, a contrario du judaïsme puis de l’islam, et ne s’explique par aucune faute ainsi justiciable. Contraire également au livret, où Electre se suicide – alors que dans la légende, revenue dans son pays elle sera ensuite épouse et mère -. D’autant que la mise à mort par le peuple (les choristes masqués sont-ils alors instruments d’une vendetta, d’une charia ?) dénature le sens même de la mort d’Electre. Dommage…
La production mérite toutefois les applaudissements qui ont salué la première représentation.
Au cœur de la tragédie, toutes les voix, dans un timbre aigu (deux soprani, trois ténors, une mezzo) préfigurent la lumière finale ; en opposition paradoxale, c’est la voix de Neptune (basse) qui profère en quelques mots la sentence libératrice. Chaque interprète habite totalement son personnage, pris douloureusement entre sentiment (affection familiale, amour, jalousie) et destin imposé.
Après des Pavarotti ou Placido Domingo, c’est le ténor américain Jonathan Boyd qui endosse le rôle-titre, après avoir campé un convaincant Révérend Horace Adams en début de saison ; solidité du timbre et vaillance de la projection font honneur à sa prestation. Sous les traits de la Suissesse Chiara Skerath, la jeune Troyenne Ilia a une vraie présence, un timbre chaud, qui tient sa place en face de la boule d’énergie dévastatrice d’Elettra, la soprano turque Serenad Uyar, dans un personnage dont la mythologie a déjà exploité toutes les facettes sombres. Le talent de Chiara Skerath passe avec la même intensité, la même authenticité, d’une Eliza Dollittle pétillante sur cette même scène dans la production de My fair lady des fêtes de fin d’année en 2013-2014, à cette double victime du destin qu’est Ilia, en passant par divers répertoires et des rôles tout aussi différents.
Quant à la mezzo-soprano Albane Carrère, sa sensibilité, la délicatesse de son jeu et sa voix retenue, semblent la destiner aux rôles travestis : troublant Chérubin dans Le Nozze di Figaro ici même en octobre 2018, elle incarne dans Idomeneo un Idamante comme douloureux enjeu d’un destin qui le dépasse, à l’instar d’Iphigénie ou d’Isaac, tous deux promis également au sacrifice sous la main de leur père. En 2016 néanmoins, sur cette même scène elle avait prêté à Mercedes (Carmen) son insouciance juvénile et son timbre clair, et avait affirmé la même année une forte personnalité dans le rôle de la Donna (Senza sangue, création de Peter Eötvos) à Villeneuve-lès-Avignon. Elle nous avait à cette occasion accordé un entretien.
Jonathan Boyd, Chiara Skerath, Serenad Uyar et Albane Carrère : le fameux quatuor attendu « Andro ramingo e solo » (« J’irai errant et seul ») du troisième acte illustre magistralement l’équilibre vocal et la complémentarité des quatre primari.
Côté messieurs, les ténors Antonio Mandrillo (Arbace le messager) et Yoann Le Lan (Grand Sacerdote) donnent à leurs personnages assez de force et d’expressivité pour échapper aux simples utilités.
La profondeur narrative et tragique de l’oeuvre est soulignée par le Chœur de l’Opéra renforcé ; éclatées pour une scène dans les loges (II), les quelque trente voix donnent au drame une ampleur saisissante.
Dans cette œuvre puissante, l’Orchestre National Avignon-Provence se révèle solide, généreux, sous l’énergique direction de son chef Debora Waldman ; en directrice symphonique, elle fait jaillir la couleur particulière de chaque pupitre, tout en assurant l’homogénéité de l’ensemble ; en directrice lyrique, elle est attentive aux chanteurs, dont elle signale et accompagne chaque intervention.
Enfin, la musique irremplaçable de Mozart – une mention spéciale pour le clavecin, rehaussé au-dessus de la fosse – porte l’espérance d’un monde à reconstruire, plus que jamais actuelle.
G.ad. Photos Mickaël & Cédric, Studio Delestrade, Avignon
Artistes en résidence, les metteurs en scène d’Idomeneo présenteront Aria, performance-spectacle, à l’Autre SCène, à Vedène, les samedi 23 avril à 20h30 & dimanche 27 avril à 16h.
Remy dit
Ayant assisté à la seconde représentation, je dois dire que je ne suis pas du tout d’accord avec cette critique. Très belle production, les metteurs en scène ne laissant rien au hasard… Bravo…
Côté chanteurs, Serenad Uyar et Jonathan Boyd sont sur une autre dimension… Ni Chiara Skerath, ni Albane Carrère, ne sont au niveau de se produire sur une scène comme Avignon…
Une note positive pour Yoann Le Lan, que l’on suivra avec attention pour la suite de sa carrière !
Très belle prise de rôle donc pour Jonathan Boyd, quant à Serenad Uyar… On reste la bouche ouverte devant une telle technique… Qu’elle puissance… Et puis un vrai bonheur scénique !!!
Bravo donc aux metteurs en scène, Yoann Le Lan, superbe Idomeneo de Jonathan Boyd et comme le public l’a fait, une ovation pour l’hallucinante Elettra de Serenad Uyar !!!
Classique dit
Merci, Rémy, pour votre commentaire.
Nous savons tous que chaque représentation est unique ; vous étiez à la seconde, moi à la première : nous n’avons peut-être pas vu le même spectacle !!! Et, pour le même spectacle, chaque spectateur est unique, avec sa sensibilité propre, et c’est toute la richesse du spectacle vivant. Vous pourrez d’ailleurs voir sur la page Facebook de l’Opéra Grand Avignon la multiplicité et la diversité des critiques au sujet d' »Idomeneo ». C’est au nom de cette diversité que je vous remercie de nous avoir fait partager votre propre ressenti. N’hésitez pas à nous faire partager encore vos coups de coeur, vos coups de sang…. Cordialement, Geneviève