Zachary Wilder, ténor américain, sera l’invité de Musique Baroque en Avignon pour le 2e concert de saison, autour de John Dowland (1563-1626) ; il était déjà un artiste international, puisque né au Royaume-Uni et étudiant en France et en Italie. Il partagera la scène du bel auditorium de la collection Lambert à Avignon, avec l’ensemble la Chimera et le luthiste argentin Eduardo Egüez. Il nous a accordé un entretien en amont du concert.
-Zachary Wilder, vous êtes reconnu comme un très grand interprète de la musique baroque, mais vous y êtes venu par des chemins détournés, par les hasards de rencontres, en venant d’un milieu mi-pop mi-lyrique. Comment acquiert-on sa légitimité dans un milieu somme toute très spécialisé ?
-Oui, ce chemin semble étrange. J’ai commencé au lycée le jazz et la comédie musicale et mon père est dans la pop, mais très vite j’ai pris des cours de chant avec un professeur, par curiosité ; j’ai travaillé Mozart, j’ai trouvé cette musique très intéressante, pour la voix et l’opéra. J’ai continué 6 ou 7 mois. Puis, par un coup de folie (sourire), j’ai décidé de présenter ma candidature dans des conservatoires des Etats-Unis ; j’ai été accepté, avec une bourse très importante. C’est là que j’ai commencé dans l’opéra et la mélodie traditionnelle. Un jour, une amie m’a dit : au Collegium Musicum on fait de la musique baroque ; ta voix correspondrait bien à ce répertoire. J’y suis allé, un monsieur barbu était là avec un luth, à ce moment-là je ne savais pas ce que c’était et qui c’était ; c’était Paul R. O’Dette (né à Pittsburgh en Pennsylvanie en 1954, ndlr), un luthiste très connu, même si moi je ne le connaissais pas, qui dirigeait l’ensemble. Il a commencé à parler de ce monde musical, et de la philosophie, et comment voir cette musique du point de vue historique ; et comment nous, interprètes, nous pouvions utiliser cette information pour trouver un moyen d’exprimer au mieux cette musique. J’ai trouvé ça génial ! En fait, la musique baroque et la pop se ressemblent, par la rythmique et aussi on cherche la performance pour que ce soit vernaculaire, et direct émotionnellement. C’est vrai pour toute la musique, mais plus encore pour le baroque. Ensuite j’ai continué mes études dans toutes les musiques, mais pourtant plutôt dans le baroque, que j’ai plus particulièrement aimé.
-Vous avez parlé de coup de cœur. Coup de cœur pour cette musique, oui. Mais pour Dowland plus particulièrement ?
-D’abord, pour un anglophone cette musique va droit au cœur, le texte touche immédiatement. Dowland cherchait le propos direct, la simplicité. Mais si les émotions sont faciles à recevoir, c’est une musique complexe. Comme beaucoup de baroque, il recherche particulièrement la mélancolie touchante. C’est très direct, très franc, dans la structure même, qui paraît simple. C’est fait pour tout le monde, et beaucoup pour les anglophones…
-Permettez-moi alors de faire de la provocation : si l’on n’est pas anglophone, du moins pas nativement anglophone, comment approcher Dowland ?
-Même les non anglophones le peuvent. Beaucoup repose sur le chanteur, c’est à lui de faire passer. Avec la Chimera, nous avons travaillé sur la prosodie ; eux, musiciens, n’ont pas de texte, pas de paroles ; alors, comment utiliser autre chose que les paroles ? Il y a beaucoup de travail à faire pour que ça devienne comme naturel même quand on n’est pas anglophone, par la rythmique, par la direction des phrasés. Si on s’intéresse à la langue, comme moi, à l’italien, au français, à l’allemand, on peut approcher facilement. Et le public est alors pris quand il a vraiment l’impression que tous, chanteur, musiciens, sont totalement impliqués dans la langue.
-Beaucoup de travail, dites-vous. Y a-t-il un travail spécifique de la voix pour le baroque ? est-ce pour atteindre cette « sprezzatura », ce faux naturel, que vous compariez un jour en plaisantant aux pattes du canard invisibles sous l’eau ?
-J’ai ma propre philosophie. Je travaille régulièrement avec un professeur pour entraîner ma voix, pour ma technique, pour qu’il y ait moins de barrière entre ce qu’on imagine et ce qu’on donne. La sprezzatura, oui, il faut faire beaucoup d’études sur ce répertoire pour que ça devienne naturel. Il y a beaucoup de sprezzatura chez Dowland, pour arriver à une simplicité voulue, naturelle, même ce n’est pas facile. Nous, chanteurs, c’est ce côté naturel que nous recherchons. C’est essentiel pour beaucoup de compositeurs du XVIIe siècle, mais c’est aussi un concept porté par toute l’histoire.
-Vous évoquez l’ensemble de la Chimera, qui vous accompagnera lors du concert à Avignon, et avec lequel vous déjà enregistré ces Lachrimae de Dowland. Comment a commencé votre collaboration ?
-Quand j’ai rencontré l’équipe de la Chimera, Eduardo, Sabina et leur famille, c’était pour les enregistrements. Je devais remplacer un autre chanteur, qui était malade. Tout de suite, ç’a été comme une vraie amitié, sur le côté musical. C’est tellement évident, musicalement et humainement : d’ailleurs, ça va souvent ensemble. Quand je suis arrivé à Turin, ils m’ont tout de suite mis à l’aise. Humainement ils sont très sympas, et ils sont de très grands musiciens. On vit un partage, et ensemble on peut aller plus loin. On n’a pas eu l’opportunité de faire une tournée avant l’enregistrement, mais ça s’est très bien passé.
-Quant à Eduardo Egüez, qui sera au luth et à la direction, il est riche comme vous de divers types de musique. Vous verriez-vous, pour votre part, vous illustrer dans d’autres univers que le baroque et l’opéra ?
-Oui, un peu. Quand j’étais aux Etats-Unis c’était plus large qu’en France. Quand je suis arrivé en Europe, j’ai été vite connu pour le répertoire ; j’étais content parce que c’était le résultat de mon travail. Il y a quelques années j’avais fait plus large que le classique ; avec Frank Zappa (1940-1993, ndlr), et avec la Philharmonie de Strasbourg pour montrer mes ailes dans la pop et le rock ! Et j’ai aussi un projet de musique américaine du XXe siècle, comme Gershwin et d’autres…
-Il me semble qu’entre la musique américaine du XXe, la pop et le rock, et le baroque, il y a au moins le point commun du rythme…
-Oui, Gershwin et autres sont les héritiers du XVIIe siècle. Ça peut paraître bizarre, mais c’est un parcours qu’on peut décrire à partir de la musique juive ; ils ont amené dans la musique yiddish la commedia dell’arte, comment construire une chanson… Ils sont les héritiers de Monteverdi et Dowland, ce n’est pas un accident.
-Vous avez donc ce projet de musique américaine, mais j’imagine que vous en avez bien d’autres…
-Ce projet américain va prendre un certain temps, peut-être des années. Mais j’ai aussi des projets avec certains ensembles, avec Emiliano Gonzales Toro déjà depuis quelque temps, et I Gemelli. Et puis de beaux projets de musique française… (éclat de rire), mais je ne peux pas encore en parler. Et puis avec Pygmalion… Je suis très chanceux d’avoir ces relations.
-Il est vrai que cet univers « baroqueux » en France et en Europe est très riche… Vous aviez dit un jour qu’il y avait peu de baroque aux Etats-Unis…
-Il y a le Festival de musique ancienne de Boston…-
-Un festival renommé en effet…
–C’est le premier endroit où j’ai travaillé ; beaucoup d’Européens viennent y jouer. J’avais déjà beaucoup de liens, et mon éducation ; la meilleure éducation, c’est le travail. J’ai encore continué pendant 5-6 ans avant de venir en Europe, jusqu’à mes 28 ans. Il y a pas mal d’ensembles baroques en Europe : car ici, on est dans le jus de l’histoire (sourire). Quand on joue à l’opéra de Versailles, du Lully, c’est impressionnant ! Et quand on joue Purcell sur la scène de… avec la machinerie d’époque, on comprend directement chaque chose, pourquoi on a écrit ça, comment on a imaginé… Sur ce théâtre, par exemple, on ne passe pas en ligne droite mais dans un arc.
-Excusez-moi, mais je n’ai pas compris le nom du théâtre…
-C’est à Stockholm, dans le Palais Royal d’été, un lieu très magique. Il y a la scène qui penche…
-Pour la visibilité ?
-Oui, au parterre on ne verrait pas grand-chose. Mais c’est aussi pour forcer la perspective ; on a l’impression d’être sur une petite montagne, c’est un travail de tout le corps, et avec des talons, vous imaginez…
-Vous disiez il y a quelques années que la situation des artistes était difficile ; avez-vous l’impression que la Covid a changé que chose ; après ces 3 années inédites, est-ce qu’on sent une reprise ?
-Vous parlez sans doute d’une interview de mars 2020, juste au début de la pandémie.
-Oui.
-Évidemment certaines choses étaient dans nos contrats mais les annulations n’étaient pas toujours prévues. Nous les artistes de scène dans notre histoire on n’a jamais vécu de perte sèche si importante dans une courte période. Et il y a encore de la cruauté dans le monde lyrique aujourd’hui, même si c’est moins difficile maintenant. Ça existe encore : quand on est malade, on perd le projet. Mais la France en général a vraiment fait pendant la pandémie beaucoup d’efforts pour protéger les artistes à l’époque. Moi je n’avais pas d’intermittence à l’époque, j’avais un autre travail pour occuper mon temps. Mais la France a eu un geste touchant pour les artistes. Il reste encore des choses à améliorer dans le système : dans les contrats, tout le risque est sur le dos des artistes…
-Quelque chose à rajouter ?
-Je suis très content de venir à Avignon ; ce sera ma 1e fois comme artiste…
-Vous êtes donc déjà venu dans la région ?
-J’ai visité Avignon plusieurs fois, mais je n’y ai jamais chanté…
-Nous attendons, nous aussi, avec impatience.
Propos recueillis par G.ad. Photos Teddie Hwang & Pablo Valetti
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