Marie-Domitille Murez appartient à la jeune génération prometteuse des « baroqueux », avec un instrument trop peu présent sur le devant de la scène. Déjà accueillie en novembre 2022 par Musique Baroque en Avignon, au sein de l’ensemble I Gemelli, avec le ténor Emiliano Gonzalès-Toro, elle a tellement impressionné public et organisateurs que MBA la réinvite pour un récital solo le 3 mars 2024. Nous avons pu échanger avant le concert avec cette artiste délicate et perfectionniste.
-Marie-Domitille Murez (portrait ci-contre : Camille Decugis), il semble que vous ayez allongé le programme initial prévu pour votre proche concert à Avignon, déjà très riche puisqu’il ne comportait pas moins de 14 pièces, de 7 compositeurs différents ?
-J’ai ajouté 3 pièces pour luth de Piccinini, un auteur que j’aime beaucoup. Je l’avais découvert au Conservatoire, puis un peu oublié, et récemment redécouvert. J’ai trouvé ses pièces très pertinentes pour mon programme, auquel j’ai ajouté aussi une Toccata de Luigi Rossi.
-De Luigi Rossi, vous aviez déjà choisi la Passacaille. On le sait, il s’agit d’une danse, mais il est piquant de remarquer qu’elle refait surface chez les compositeurs les plus contemporains, je pense à Arvo Pärt par exemple ; est-ce le même goût du rythme qui enjambe ainsi les siècles, ou voyez-vous d’autres explications ?
-Je ne suis pas spécialiste d’Arvo Pärt, mais il est vrai qu’on retrouve la passacaille en musique contemporaine. C’est sans doute un hommage, un rappel de la Renaissance par cette danse en effet très rythmée : une danse à 3 temps, avec le 2e pied appuyé. Hors des spécialistes, certains considèrent le baroque comme austère, exclusivement religieux…
-Surtout pas ! Il est joyeux, dansant, étonnamment vivant !
–Oui, on est étonné de ses couleurs harmoniques. Dans le CD Laura, par exemple, Luzzaschi, compositeur du XVIIe siècle, également organiste, a des couleurs harmoniques bien éloignées de ce que l’imaginaire collectif pense du baroque. C’est très brillant, avec une chaîne harmonique très riche.
–Laura évoque les fameuses « dames de Ferrare » ; elles n’ont, je crois, rien écrit, et leur immense succès, à l’époque, reposait sur le secret. Comment expliquer qu’elles « renaissent » aujourd’hui ?
-D’abord ce sont des femmes, et la féminité est aujourd’hui dans l’air du temps, comme vous l’avez vu récemment aussi avec le programme de Lucile Richardot. Mais il est vrai que le monde des dames de Ferrare est très particulier ; j’ai vécu au Conservatoire de Lyon quelque chose qui m’a beaucoup parlé. J’ai fait mon master sur l’image féminine à la Renaissance, et en particulier sur la fameuse Laura. Or tous les compositeurs qui ont traversé les siècles sont masculins ; et pourtant ces hommes n’ont jamais caché avoir été inspirés par ces femmes, et par leur jeu, parce que Laura l’inspiratrice, par exemple, s’illustrait à la fois dans la musique, la poésie et le chant ; elle a nourri Luzzaschi ; et on a de lui un recueil de 1601 entièrement composé pour les dames de Ferrare. D’ailleurs elles sont aussi à l’affiche avec un CD de Julie Roset.
-C’était à elle que je pensais, puisque, avec son ensemble, elle a donné un concert pour MBA, autour des dames de Ferrare. C’était d’ailleurs un retour aux sources géographiques pour Julie, qui collectionne les plus brillantes récompenses internationales (Met, Operalia…) mais dont nous avions suivi les débuts ici même, puisqu’elle est avignonnaise.
–C’est un répertoire qu’on redécouvre en effet. Une charnière entre Renaissance et baroque. Un répertoire orné, plein de rythme. Quand on a l’oreille un peu éduquée, on a la tête qui tourne d’entendre un tel répertoire. Angélique Mauillon, qui était mon professeur au Conservatoire, l’a joué, avec l’ensemble Correspondance (MBA avait également accueilli Angélique Mauillon avec son frère en 2017 ; voir notre entretien, NDLR). L’Ensemble Doulce mémoire a également fait un CD de référence.
-Ce répertoire, vous le jouez sur harpe triple, mais vous pratiquez aussi la harpe moderne, et la harpe baroque. Les trois instruments sont bien différents ?
–Très différents. La harpe gothique, c’est la harpe médiévale, dans laquelle je me suis spécialisée il y a quelques années. J’en possède une, copie d’un instrument du XIVe siècle vu dans un musée. Elle est petite, 1m, avec 28 cordes sur une seule rangée, et ne permet pas les altérations (photo à Royaumont : Kathleen Nédellec). Au contraire de la harpe celtique, par exemple, où les altérations se jouent avec un système de crochets. Sur la harpe gothique, il faut trouver d’autres techniques, comme presser la corde sur le bois. C’est un instrument pour les pièces de Machaut, de Du Faye, un style très orné. J’ai un groupe avec lequel j’ai enregistré un CD.
-Avec la harpe triple, c’est la rangée intérieure de cordes qui multiplie les possibilités, si j’ai bien compris ?
–La harpe triple est née à l’époque où l’on jouait la harpe double, ce qui était justement le cas de Laura, un splendide instrument fabriqué pour elle par le duc de Ferrare (ci-contre) ; plus chromatique, se croisant sur 5 cordes au milieu, donnant plus de liberté pour les demi-tons. Puis elle s’est adaptée à la nécessité d’orchestre et d’accompagnement, sa fonction la plus fréquente.
-Le passage de la double à la triple a donné une liberté plus grande encore ?
–Oui, avec 2 rangées parallèles, et une 3e au milieu. On peut alors accéder aux jolies couleurs baroques, avec un tempérament mésotonique.
-Et la harpe moderne, avec pédales ?
–Il y a une différence notoire avec les modèles antérieurs, et les interprètes ne sont pas les mêmes. Il n’y a pas de harpistes modernes qui se confrontent à la harpe ancienne. La tension des cordes, tout est différent. La harpe moderne, c’est beaucoup de corne sur les doigts. La corde ancienne, en boyau, est plus légère, mais c’est un choix personnel. Moi je joue une harpe historique à pédales, et j’ai chez moi 7 harpes, chacune dédiée à un type de répertoire.
-A côté des pièces pour cordes (luth ou théorbe), la plupart des pièces que vous allez jouer ont été initialement écrites pour clavier, orgue ou clavecin. Au prix de transcriptions, transpositions, réécritures ?
–J’ai fait moi-même les transcriptions. Luzzaschi, par exemple, a été le professeur de Frescobaldi, qui a laissé une empreinte au clavecin et clavier. Il est important de montrer que la harpe n’a pas un répertoire limité. Quand j’avais 17 ans, je jouais de la harpe à pédale, et le répertoire était en effet restreint. Le baroque, lui, n’était pas limité ; on jouait sur plusieurs instruments ; quand on organiste aller jouer dans une église, et que l’orgue n’était pas disponible, il jouait alors sur la harpe, même si l’orgue c’est une autre structure. Aujourd’hui, continuo et accompagnement d’opéra, c’est 80% de notre activité. Mais pour avoir beaucoup travaillé avec des clavecinistes et des organistes, je sais que la harpe a beaucoup de dynamiques. Par exemple Trabacci a écrit sa pièce sur madrigal, en 4 parties séparées, c’est ainsi qu’on le découvre sur un fac simile de la partition ; il fallait donc transcription et écriture.
-Vous faites un travail de recherche musicologique. Il débouche aussi sur un travail d’édition ?
-Non, pas d’édition, d’abord parce que je suis nulle en informatique (rire) ; je travaille à l’ancienne, avec un papier et un crayon.
-C’est un détail. D’autres peuvent assurer le passage à la version numérique.
–Mais ce n’est pas la seule raison. La transcription est un travail très intéressant, mais que je n’ai pas envie de partager. Travailler sur une partition, remonter aux sources, fait partie du travail de l’interprète, c’est personnel. Une partition a plusieurs lectures, il ne faut pas la lisser, d’où l’importance du retour aux sources. Que chacun le fasse ! Pour la musique médiévale par exemple, et notamment l’ars subtilior, les éditions modernes lissent la lecture, avec des barres de mesure, alors que dans les versions médiévales, la transcription se faisait juste avec les cotes. Mais c’est ce qui se pratiquait il y a quelques années, et cela a au moins permis d’ouvrir le répertoire.
-Concernant l’instrument lui-même, je me souviens pour ma part de Lily Laskine (1893-1988), que, enfant, j’écoutais religieusement en famille.
–La harpe a une étonnante richesse harmonique, qui rend un son particulier, et c’est ce son qui m’a amenée à pratiquer l’instrument. Dans ma famille il n’y avait pas de musiciens, mais quand j’ai entendu la harpe, j’ai trouvé ça grandiose.
-C’est tout de même un instrument qui paraît contraignant, et difficile, ne serait-ce qu’à transporter !
-(rire) C’est tout de même plus facile à transporter qu’un clavecin ! Mais pas tellement moins qu’un luth ou un théorbe !
-Oui, mais quand un claveciniste part en concert, il peut trouver un instrument sur place. Vous, j’imagine que vous vous déplacez avec votre instrument ?
–Que ce soit en train ou en voiture, ce n’est pas difficile. Et en voiture, ça me permet d’en emporter plusieurs (ci-contre : harpe triple, photo Michel Novak). Quand on part pour plusieurs jours, on a parfois plusieurs concerts : on accompagne un orchestre, ou une voix, ou on donne un récital, sur des répertoires différents, et ce n’est alors pas le même instrument. Mais le clavecin aussi se transporte !
-Et la pratique, ardue, ne vous a jamais rebutée ?
–C’est une vaste question. J’ai été séduite à 4 ans, et, comme je vous l’ai dit, ma famille n’est pas musicienne ; j’étais la 4e de la famille, et la 1e à vouloir faire de la musique. Tout s’est vraiment décidé quand j’avais 11 ans, en classe de 6e. Une classe de harpe a ouvert à côté de chez moi, et à partir de là je n’ai plus fait que ça. A l’école ça marchait tout seul, donc je passais mon temps, à la maison, à ne faire que de la harpe, tellement j’étais passionnée. En fait j’ai eu tout de même un cursus très compliqué, avec un professeur très violent psychologiquement. Mais je me suis accrochée. Tous les lundis je revenais à la maison en pleurant, mais j’ai tenu bon. Monter sur une scène, c’était magique ! Les difficultés techniques ? On ne s’en rend pas vraiment compte, que ce soit l’instrument ou la voix. Tout ce qui est important, c’est la recherche du son ; la technique, elle, s’intègre à l’apprentissage, et la beauté efface le labeur.
-Vous êtes très jeune, mais il y a encore des harpistes débutants qui en sont à chercher leur place. Une jeune Avignonnaise, Dorine Lepeltier-Kovacs vient de fonder un ensemble baroque au joli nom de la Capriola, qui tente sa chance ; et dans cet ensemble figure une jeune harpiste, Manon Papasergio, qui, je crois, travaille avec vous. Quels conseils peut-on donner aux jeunes qui se lancent ?
–C’est justement la question qu’on se pose toujours ! Les Conservatoires forment beaucoup de bons éléments, mais y a-t-il, y aura-t-il, de la place pour tous ? Et c’est encore plus vrai maintenant. La dernière année a été très difficile, et celle qui vient le sera plus encore. On le sait, on voit des restrictions de budgets dans toutes les salles ; même des ensembles connus sont obligés de réduire leurs effectifs ; la vision de l’avenir n’est pas encourageante ! Je ne connais pas l’ensemble de la Capriola, mais s’agissant de Manon Papasergio, c’est un élément extraordinaire ; j’ai eu la chance de travailler avec elle, en ensemble, en basse violon ; elle est d’une famille de musiciens, et elle est multi-instrumentiste : formée au Conservatoire de Lyon, elle joue de la viole de gambe, du violoncelle, de la harpe ; malgré son jeune âge, elle a un bagage monstrueux, il faut juste qu’il ne lui explose pas dans les doigts ! On encourage aujourd’hui les jeunes à fonder des ensembles, à enregistrer : c’est peut-être une erreur. Regardez la quantité de disques qui sort tous les mois, avec de légitimes ambitions : ça donne le vertige, même si c’est passionnant !
-Vous-même vous enregistrez, mais peu…
–Pour envisager l’éventualité d’un CD, il faut que ça vienne du fond de l’âme. Si c’est pour graver le nième disque d’un répertoire déjà connu, c’est dommage. Le plus intéressant, c’est la curiosité, l’inventivité dans ses recherches, aller plus loin, chercher à aller au plus profond des choses. C’est déjà extraordinaire de jouer une partition ; mais il faut aller plus loin, la faire entendre, la défendre, aller au fond de la recherche. Et surtout aller au contact du public.
-Le public, c’est votre finalité ?
–Sortir la musique des lieux qui l’emprisonnent et qui la figent. J’aime jouer pour des oreilles averties, mais aussi et surtout pour des gens qui n’ont pas l’habitude, et qui entendent pour la 1e fois. Il faut donner envie, être pédagogue, ne pas être élitiste. Mais il faut aussi qu’on nous donne les moyens de le faire.
Propos recueillis par G.ad., février 2024
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