Depuis plusieurs décennies, les sœurs Katia et Marielle Labèque occupent le paysage pianistique français, avec l’éternelle jeunesse de leur enthousiasme et leur boulimie d’expériences nouvelles.
Elles étaient programmées pour la 1e saison de la Scala Provence à Avignon, en mai 2023 ; leur concert a dû être reporté, et c’est en octobre de cette même année que la salle de 600 places va les accueillir, en ouverture magistrale d’une 2e saison qui fait à la musique une place de choix dans une programmation éclectique.
Comme convenu, quelques jours avant le concert j’appelle d’abord Katia, à l’heure prévue ; en l’absence de réponse, j’appelle Marielle. Elles sont ensemble, elles sont en train de travailler – ce qui n’étonne guère -. Nous convenons de questions identiques, et de réponses individualisées. Mais très vite, j’hésite à reconnaître les voix, voulant pourtant attribuer à chacune ce qui lui revient. Elles rient : « Nous sommes deux, nous parlons à 2 voix, mais nous disons la même chose. Pour que ce soit plus simple, c’est Marielle qui va continuer seule », Katia restant néanmoins toute proche.
-Katia et Marielle, votre récital du 19 octobre à Avignon comporte, en morceau de bravoure, La Belle et la Bête, un opéra composé en 1994 par Philip Glass, sur un livret – en français – du compositeur d’après le scénario du film de Jean Cocteau (1943). C’est le 2e volet d’une série, entre Orphée (1993) et Les Enfants terribles (1996), œuvre que vous avez déjà largement interprétée. Le programme parle de « création » ; il s’agit donc de la réduction pour 2 pianos, qui sera une création mondiale ? Comment pouvez-vous définir la musique de Philip Glass, avec qui vous avez une longue familiarité ?
-Marielle. C’est en effet la réduction pour 2 pianos. Un beau cadeau au moment du confinement. En 2015 nous étions à Los Angeles, où nous jouions le Concerto de Philip Glass ; lui voulait que nous jouions Les Enfants terribles. Entre-temps tout s’est concrétisé. Bientôt nous allons jouer l’ensemble de la trilogie à la Philharmonie, et nous sommes en ce moment en enregistrement. C’est une musique délicate, bien écrite, ordonnée : une suite, qui épouse le cheminement de la pensée.
-Katia. Evidemment, ce n’est pas Philip Glass qui a fait lui-même la version pour pianos, mais son arrangeur habituel, Michael Riesman, qui a un grand talent, et qui fait partie du Philip Glass Ensemble.
-Le reste du concert fait une large place à la musique française du début du XXe siècle, avec Debussy et Ravel. Comment avez-vous conçu l’articulation des 3 pièces ?
–Marielle. Ma mère l’Oye, et la pièce La Belle et la Bête, sont des œuvres, très poétiques, très imagées, unies dans le même esprit, féérique.
-Katia. Debussy raconte des histoires qui s’écrivent dans la pierre pour toujours.
– Vous êtes connues pour être des novatrices, voire des audacieuses. Qu’est-ce qui vous plaît dans la musique contemporaine : promouvoir éventuellement de jeunes compositeurs (même si ce n’est plus tout à fait le cas avec Philip Glass !), jouer des partitions pour lesquelles on n’a pas de référence d’écoute, ou découvrir toujours de nouvelles voies, soit avec des artistes différents (danseurs, vidéastes…) soit avec des sons différents (musique électronique) ?
-Philip Glass, finalement nous l’avons découvert il n’y a pas si longtemps ! Il est connu pour sa musique répétitive, minimaliste, qu’il explique bien dans ses livres ; mais le Boléro aussi est bien une musique répétitive ! Nous, nous ne trouvons aucun intérêt aux formules qui ne font que se répéter. Mais Philip Glass a de belles mélodies, une belle écriture. Nous connaissions déjà ses Etudes que j’adorais. Nous avions participé à Londres en 2011, pour les 50 ans de musique minimaliste, à un concert de ce type ; nous avons travaillé quantité de mouvements, en 3 concerts. Puis Philip a entendu notre concert à Amsterdam en 2015, où nous jouions beaucoup de musique américaine, Gershwin, Bernstein… Pour West side story, on est les seules à jouer le seul arrangement reconnu par la famille de l’orchestrateur attitré de Bernstein, Irwin Kostal ; on n’aurait pas demandé les arrangements à n’importe qui ! On a adoré cette musique. On avait joué et enregistré quelques études. Cela ne nous empêche pas de jouer aussi Mozart, Schubert. Bach.
-Quand vous interprétez une œuvre contemporaine, êtes-vous attentives à la musique seule ? Ou la relation de connaissance voire d’amitié que vous pouvez avoir avec le compositeur apporte-t-elle plus de densité à votre approche de l’œuvre ?
-Il est vrai que quand on est proches du compositeur, cela nous offre une autre perspective. Bryce Dessner (né en 1976, NDLR), par exemple, a écrit un concerto pour nous, et on a en projet une version pour 2 pianos et une guitare. On pourrait citer aussi Messiaen (1908-1992), Boulez (1925-2016), John Adams (né en 1947), et beaucoup d’autres compositeurs que nous aimons d’autant plus jouer que nous les connaissons, ou nous les avons connus.
-Vous arrive-t-il d’éprouver comme un vertige à défricher ces terres inconnues ?
–Nous recevons tellement de partitions ! Nous n’avons pas assez de toute une vie pour tout jouer ! C’est très difficile de choisir. De toute façon dans notre vie nous n’avons jamais projeté. Nous avons avancé au hasard des rencontres, comme avec Luciano Berio, ou Messiaen croisé quand nous étions jeunes dans les couloirs du Conservatoire de Paris.
-Jouer à 4 mains, ou à 2 pianos côte à côte, ou à 2 pianos face à face, quelles différences ?
-C’est très différent. Côte à côte sur 2 pianos, c’est ce qu’on fait pour travailler, ou enregistrer. En concert on est toujours face à face ; on a un seul couvercle qui rabat le son des 2 pianos, on se voit, on dialogue ; et même si on ne se regarde pas, on perçoit en face les mouvements de l’autre. Côte à côte ça n’a rien à voir, c’est aussi pour un travail à la pédale. A 4 mains, c’est plus spectaculaire ; mais cela permet des pièces plus intimes, plus dans le sentiment. Souvent on mélange les 2 dans le même concert. Mais il est évident que, à 4 mains nous devons nous partager un clavier, alors que, seules, nous en avons l’étendue entière. Mais à l’époque de Schubert, par exemple, on jouait à 4 mains dans les salons. Et le Sacre du printemps, aujourd’hui tout le monde le joue à 2 pianos, alors que Stravinski l’avait réduit pour 4 mains, pour faire répéter les danseurs ; c’est une partition extraordinaire, mais Stravinski avait écrit la version pour piano avant l’orchestration, ce qui est rare ; mais c’est plus clair à 2 pianos, parce qu’à 4 mains on se gêne trop. En fait, cela dépend surtout du répertoire.
-Marielle et Katia, deux ans vous séparent, mais vous jouez de votre incroyable ressemblance ; comment peut-on vous reconnaître ?
-Marielle. Par la voix, par le son, je joue sur les basses ; dans les Danses hongroises, par exemple, je suis à l’aise dans la partie basse ; j’ai essayé l’autre, mais cela me convient moins. Dans le concerto de Mozart, par exemple, Katia est très à l’aise dans la partie aiguë. On ne se demande pas qui joue la partie violoncelle, ou flûte ; on a des jeux très différents. D’ailleurs tous les duos sont différents. Moi par exemple je ne sais pas faire de trilles. En fait, pour savoir qui joue 1 ou 2, c’est la voix qui correspond le mieux.
-Si vous aviez à vous définir mutuellement, que diriez-vous ?
–Katia adore découvrir, chercher un nouveau répertoire, de nouveaux compositeurs, elle est toujours à l’écoute. Elle dégage toujours une énergie positive, ce qui n’est pas toujours mon cas. Même ce qui est négatif devient positif avec elle ; elle ne se plaint jamais. Si je suis en baisse de forme, déprimée, elle me donne une très belle énergie. Et elle a un défaut, l’impatience ; avec elle, les choses doivent toujours être faites hier ! (rire)
-Et vous-même, êtes-vous bien différente ?
-Marielle. Moi je suis indécise, c’est mon grand défaut. Même devant ma valise, je me pose des questions ! (rire) Je me bats depuis des années… Or avec la musique il faut prendre des décisions. Quand on enregistre, il faut qu’une 3e oreille arrive. L’une comme l’autre, on ne veut pas de routine, on veut évoluer, avancer. Se remettre en question, même dans le « répertoire » ; retravailler les mêmes pièces ; c’est là qu’on découvre des détails qu’on n’avait pas vus auparavant. Mais cela demande un énorme travail.
-Novatrices, vous êtes néanmoins attachées à vos racines, le Pays basque ou l’Italie où vous vivez. Avez-vous des attaches en Provence, une région qui ressemble un peu à l’Italie ?
-Nous aimons beaucoup revenir, en effet, dans notre studio de la campagne basque. Mais nous n’avons aucune attache en Provence. C’est une région qui est un peu difficile pour moi. Je suis sportive, j’aime la marche, la campagne. L’image de la Côte d’Azur est totalement différente de celle de notre côte basque, où les gens sont sportifs ; notre pays est très vert, on a l’océan devant soi. Quand je suis en voyage, dès que je peux je vais me baigner. La côte d’Azur est trop… comment dire ? trop chic ?
-Mais la côte d’Azur n’est pas la Provence…
-En fait, on connaît peu la Provence. On se sent bien sur notre côte basque. En Italie l’été il fait trop chaud, avec 40° tous les jours ! Sauf pour Katia, qui se sent bien quand la température monte ! Sur scène, elle sent le moindre petit courant d’air, et dans tous les hôtels elle demande un radiateur (sourire) ; moi c’est l’inverse. Moi je suis du matin, elle du soir.
-On connaît, on admire, votre inépuisable énergie. Avez-vous un secret ?
-Je marche des kilomètres en montagne ; je marche très vite, très longtemps. Et dès je peux, je nage. L’énergie, elle vient aussi d’une vie saine, d’une alimentation équilibrée, même en tournée, aux USA en avril, à New York en novembre. On a un régime de sportifs : des fruits secs, pas d’alcool… Et des stages de yoga, ce que font beaucoup de musiciens, car nos positions sont complètement antinaturelles. Si on veut jouer longtemps, et même pour porter ses valises à l’aéroport (rire), il faut apprendre à tenir les épaules en arrière par exemple. Katia connaît à peu près le positionnement. Moi, je m’échappe dehors, dès qu’il y a un peu de vent, le matin. Et je fais un peu de stretching. Je choisis ce qui me fait plaisir : le bord de mer, en hiver, ou la montagne et son silence.
-Le silence, pour une musicienne ? Quand vous marchez, vous ne chantez jamais ?
-Je ne chante jamais, je n’écoute jamais de musique. J’écoute les bruits de la nature : une feuille qui se froisse, le murmure d’un cours d’eau…
-Vous y puisez de l’énergie pour vos nombreux projets…
–En novembre on sera à New York, et à Cleveland. On va jouer le Concerto de Bryce (Dessner, NDLR) avec l’Orchestre Philharmonique de New York, et un Concerto de Martinu à Cleveland. En ce moment, on enregistre Orphée, de la trilogie. On jouera 4 concerts à la Philharmonie, tous différents, avec le lustre au-dessus du piano, avec les lumières qui vont changer… Nous avons un projet un peu fou ; nous avons un rendez-vous le 28 avec Francis Kurkdjian, un parfumeur ; c’est lui qui invente tous les parfums de Dior ; avec lui, nous prévoyons un « plus » pour un concert : du parfum à base de rose dans la salle !
A Bâle on va jouer le Concerto de Mozart, puis à Paris, puis en Espagne. Pour la tournée aux USA et à Montréal, ce sera 2 concertos, de Bryce et de Nico Muhly (né en 1981, NDLR). Ensuite on va peut-être revenir à notre répertoire ; la découverte, c’est toujours un challenge, mais c’est de plus en plus difficile d’apprendre.
-Si vous n’aviez pas été ce que vous êtes, qu’auriez-vous aimé être ou faire ?
-(un instant) Rien d’autres que la musique. De toute façon, avec maman, il était impossible de résister (sourire) ! Dès qu’elle voyait un enfant, en moins d’un quart d’heure elle le mettait au piano ! Petites, on adorait danser ; jeune, je suis venue au Festival d’Avignon, j’ai vu un ballet de Béjart ; oui, j’aurais aimé danser. Mais, avec maman, on ne pouvait échapper au piano.
-Il me semble pourtant que vous-même aviez, enfant, au moins des velléités d’indépendance…
-(rire) C’est vrai, mais la musique c’est notre vie. Ainsi qu’avec mon mari, qui est chef d’orchestre (Semyon Byshkov, qui fut directeur de l’Orchestre de Paris, puis de l’Orchestre symphonique de Cologne, et depuis 2018 de l’Orchestre Philharmonique tchèque à Praque, NDLR), et David, le mari de Katia (David Chalmin, compositeur, chanteur et guitariste de Triple Sun, et producteur, NDLR).
-Gérer un agenda commun pour 4 artistes, ce doit être un sacré pari !
-C’est difficile en effet. Je reviens de Prague, par exemple, en voyage-éclair, où mon mari dirigeait. Avec David, c’est plus facile : il est compositeur de musique électronique, donc il est souvent au studio.
-Et pour le concert prochain à Avignon, aimeriez-vous ajouter quelque chose ?
-On a beaucoup de chance, on en a conscience ; on espère que ça va durer, alors que tout change très vite. Chaque journée est un cadeau, chaque concert de plus est un cadeau aussi.
Propos recueillis par G.ad. octobre 2023
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