Jordi Savall est un homme rare. Rare parce que partout sollicité, à raison d’un concert tous les trois jours en moyenne, d’un bout à l’autre de la planète. « Violiste, gambiste, artiste prestigieux », ainsi que le définit Raymond Duffaut qui l’avait accueilli il y a plusieurs décennies à l’Opéra d’Avignon avec son épouse, Monserrat Figueras. Jordi Savall revient dans la cité des papes le 28 juin 2022 en clôture de la saison de Musique Baroque en Avignon, avec un programme, ludique et généreux, de danses et chansons nées dans la péninsule ibérique depuis l’époque médiévale. Ce sera un événement.
Autre événement : l’artiste, de passage pour deux jours chez lui en Espagne entre deux engagements, nous a accordé un entretien.
Il a la voix calme et légère de ceux qui ont su transcender leur vie, la parole aisée de ceux qui gardent intacte leur passion juvénile, et le sourire clair de ceux qui accueillent avec une généreuse simplicité tout ce que la vie leur offre. Le public l’a découvert, paradoxalement incognito, par sa magistrale interprétation de Marin Marais dans le film Tous les matins du monde (César de la meilleure musique de film).
Suprême politesse de sa part, l’entretien se déroule spontanément en français.
-Jordi Savall, vous êtes interprète, mais aussi votre curiosité et votre passion vous ont entraîné à de patientes recherches musicologiques ; vous avez sorti de l’oubli de nombreuses partitions totalement inédites voire inconnues. Je présume que le programme annoncé pour le concert que vous donnerez à Avignon sera notamment le fruit de ces recherches.
–C’est en effet le résultat d’une plongée dans différentes musiques. C’est un combiné sur des thèmes de danses ostinatos, qui servent de variations, dans différents pays. Des œuvres tirées notamment du premier traité de viole, de Diedo Ortiz (XVIe siècle, NDLR), qui explique par exemple comment il faut improviser. C’était l’époque du premier traité imprimé. Après un morceau à la guitare, ce seront des pièces de Juan Garcia de Zespedes (XVIIe siècle, NDLR) : des groupes d’improvisation sur des danses mexicaines, la guanacaste. C’est ensuite une Folie d’Espagne, d’Antonio Maryin y Coll (XVII-XVIIIe siècle, un franciscain, NDLR), un compositeur catalan assez proche d’un Marin Marais. Et des pièces de Francisco Correa de Arauxo (XVI-XVIIe siècle, NDLR) à la guitare.
Suivront des pièces anglaises, à partir de manuscrits trouvés à Manchester, avec la technique de skodatura pour viole de gambe, où l’on croise les cordes ; cela donne des effets de cornemuse d’Ecosse. Puis de la musique du XVIIIe siècle qui s’inspire de musiques celtiques. Une vingtaine de skodatura… différents, pour varier les effets, comme le bourdon au milieu des cordes. On aura ensuite des improvisations sur des compositeurs italiens ou espagnols, avec soprano et basse, divers accords.
–Vous serez entouré de deux autres musiciens, Pedro Estevan aux percussions et Xavier Diaz-Latorre, à la guitare, au théorbe et à la vihuela (« Un instrument spécifique à la péninsule ibérique, croisement entre la guitare, le luth et la viole alto. Doté d’un fond plat, la vihuela possède 6 paires de cordes que le musicien peut faire sonner à l’aide d’un archet (vihuela de arco), pincer avec une plume (vihuela de péňola) ou avec la main (vihuela de mano), cette dernière étant la forme de jeu la plus répandue », France Musique). Comment s’articule le travail avec eux ?
–Nous jouerons ensemble les improvisations Folies d’Espagne, et par ailleurs le guitariste aura deux solos, et moi également deux solos.
-L’Espagne est un grand pays d’art, mais surtout d’architecture et d’arts plastiques. Comment expliquer que la musique y soit peu représentée ?
–C’est le grand problème de l’Espagne : on n’a jamais eu de Ministre de la culture comme André Malraux, on n’a donc même pas une culture musicale minimale. Ce qui est scandaleux, c’est que l’Espagne ignore totalement son passé musical, quelque 500 partitions, quelque 200 chants du plus grand chansonnier de la Renaissance. Ce patrimoine musical, très riche, n’est pas connu. C’est pourquoi en 2014 j’ai refusé le Prix qui m’avait été attribué ; j’étais allé à Madrid sans obtenir de changement : toujours pas d’argent prévu pour les musiciens. Hier justement (27 mai 2022) je donnais une conférence au musée du Prado, un musée où l’on trouve un grand nombre d’instruments de musique. Si l’on comparait la peinture avec la musique, on pourrait composer un programme de Goya jusqu’à nous, mais tout ce qui était avant Goya serait effacé ! C’est ce qui se passe pour la musique. En Espagne, l’argent de l’Etat ne va qu’au symphonique et à l’opéra. Il n’y a guère qu’en France et en Allemagne qu’on trouve un certain appui à la musique ancienne, avec des aides comparables aux autres musiques ; un peu en Catalogne, mais de façon minime. En France au contraire, je peux monter des projets, organiser des académies…
-Le baroque nous vient plutôt des pays du Nord ; pourtant c’est une musique joyeuse, vivante, dansante. Y a-t-Il une façon « latine » ou méditerranéenne de vivre la musique baroque ?
–On a autant de public en Espagne ou en Italie qu’ailleurs, cela n’a rien à voir. Tout dépend des institutions qui ne valorisent pas le patrimoine musical ; la musique ancienne est considérée comme élitiste, et liée à la religion puisque jouée dans les églises ; on la croit réservée à un public riche, on considère donc qu’elle n’a pas besoin de recevoir des aides. Tous ces arguments sont de terribles préjugés. Car il y a des musiciens, des orchestres, et les jeunes écoutent des projets populaires. Mais encore faut-il qu’ils connaissent. En France, vous avez Malraux, divers ministres, Jack Lang, des festivals, des communautés, des associations, qui font de belles choses. Voyez : j’ai joué le 9 mai (2022, NDLR) à Paris, salle Gaveau, puis à Reims, lundi à Milan…
-Vous venez jouer à Avignon. Est-ce une ville qui vous parle ?
–J’aime beaucoup Avignon. J’y suis venu plusieurs fois, et j’y ai vécu de très belles expériences. Je devais d’ailleurs venir pour Orfeo avant le Covid.
-Vous êtes tombé dans la musique très jeune, par le chant, et vous avez ensuite connu conservatoire, académies et autres centres de formation. Pourtant vos notices biographiques vous disent « autodidacte ». Qu’entendez-vous par ce terme ?
–Je suis un autodidacte pour la viole de gambe. Il n’y avait alors pas de professeurs, même au conservatoire. J’ai donc appris seul, selon les indications trouvées dans les traités. J’ai ainsi établi ma façon de jouer comme on le faisait à l’époque. C’est un grand déclic que j’ai eu. Et c’est un jeu bien différent du violoncelle, même si, dans les années 60, on commençait par le violoncelle. C’est aujourd’hui bien différent. Il y a de très bons violistes qui enseignent maintenant. J’ai moi-même enseigné, mais maintenant on m’a remplacé, la relève est assurée ; la musique ancienne a beaucoup d’impact, et beaucoup de travail a été fait au conservatoire. En France, on étudie même la viole de gambe à partir de 5, 6 ans.
-Un concert demande une énergie, une concentration. Avez-vous un rituel avant concert ?
–Avant le concert, je ne fais pas vraiment attention à telle ou telle chose. Simplement, je reste calme, je mange peu, je me relaxe, je fais une petite sieste. Parfois je vais vérifier le lieu du concert, son acoustique. Avec mon instrument à sept cordes en boyau, l’acoustique du lieu est très importante.
-Permettez-moi une question un peu insolite. Si vous n’aviez pas été ce que vous êtes, qu auriez-vous aimé être ou faire ?
-(rire) Explorateur. J’aurais aimé découvrir des pays, des trésors cachés, des civilisations oubliées. Dans mon enfance, très jeune, j’avais une douzaine d’années, je me suis passionné pour Jules Verne ; ces aventures, c’était fascinant ! J’aime voyager. C’est ce qui explique qu’à mon âge, je continue à donner des concerts un peu partout. Quand on aime ce qu’on fait, on le fait le plus longtemps possible, et c’est un vrai privilège.
-On vous sait très attentif aux événements du monde. Vous vous êtes jadis engagé pour Jérusalem, pour Berlin… En ce moment, c’est l’Ukraine qui mobilise l’attention. Avez-vous vous-même lancé de initiatives, ou participé à des actions lancées par d’autres artistes ?
–Chaque soir au concert je parle, je dis quelques mots pour faire réfléchir. Est-ce qu’on fait assez ? On est dans une spirale de fabrication d’armements très dangereuse. Il faudrait que tous les pays se prononcent contre les armements. Oui, au Conservatoire de Paris nous avons fait quelque chose. La musique est une arme universelle, c’est un moyen de paix, de dialogue. Quand la Russie a attaqué l’Ukraine, j’étais en Italie, à Rome ; c’est un événement incompréhensible, tragique, dévastateur. Tuer des vies, massacrer, torturer… Et c’est scandaleux que le monde occidental ne soit pas capable d’arrêter ça ; nous sommes prisonniers d’accords commerciaux ; il faudrait pouvoir dire : ça suffit ! Que la majorité des pays se mobilise.
-Nous osons espérer que la situation puisse évoluer favorablement. Nous attendons avec impatience le bonheur de vous accueillir en terre avignonnaise. Pour l’instant, y a-t-il une question que je ne vous aie pas posée et à laquelle vous auriez voulu répondre ?
-(sourire) Je crois qu’on a pratiquement tout dit. J’aimerais juste dire que je souhaite qu’il y ait le plus de monde possible au concert. Ces musiques sont pleines de vie, elles sont jeunes. Même si nous ne sommes que trois musiciens sur scène, nous ferons voir comment la musique peut faire vibrer une salle…
Propos recueillis par G.ad. Photos Teresa Llordes
Christine BORJA de MOZOTA dit
Quel bonheur d’entendre et lire les propos de Jordi Savall tellement profonds et vrais!
Quel bonheur de l’écouter dans nos montagnes au Festival Baroque du Pays du Mont Blanc!
A bientôt j’espère
Classique dit
Bonjour, et merci pour votre message. Le Pays du Mont Blanc n’appartient pas à notre aire géographique, qui couvre néanmoins 6 départements (04, 05, 06, 13, 83, 84), mais nous ne résistons pas à l’envie de vous souhaiter un excellent Festival, pour votre 24e édition qui commence le 3 juillet… et de renvoyer nos lecteurs à votre site : https://www.festivalmontblanc.fr/
Cordialement