« La musique vivante est un produit qui se consomme frais ! »
Christophe Rousset, claveciniste, a fondé il y a un peu plus de 30 ans Les Talens lyriques (site officiel), un ensemble baroque de référence avec lequel il parcourt le monde. La soprano Sandrine Piau (site officiel) est l’une de ses complices artistiques de longue date. Ensemble, dans le cadre de Musique baroque en Avignon (voir le programme de la 24e saison), le 12 décembre 2023 ils donneront voix aux « grandes figures tragiques » – Lucrèce, Agrippine…- grâce aux cantates de Scarlatti et Haendel notamment. En pages instrumentales, Christophe Rousset offrira des danses de Leclair et une sonate de Haendel, qui prolongent les pages vocales en les mettant en dialogue. Echange avec un musicien tout juste descendu d’avion…
-Christophe Rousset, vous avez déjà une discographie impressionnante, et vous sortez encore cette année plusieurs disques, Lully (Thésée) en juillet, qui prolonge et complète un travail antérieur, dont Acis et Galatée l’an dernier, et Bach, le redoutable Art de la fugue. Peut-on inventer encore qqch dans de grandes œuvres du répertoire, hors découverte de manuscrits inédits, par exemple ? Ont-elles encore qqch à nous dire, à vous dire, de différent ?
-Oui, dans la mesure où chaque œuvre imposante, comme L’Art de la fugue, est un chef-d’œuvre qu’on n’arrête pas de revisiter. On l’aborde différemment, pas frontalement, mais on le voit sous d’autres angles. Au clavecin seul, l’œuvre a une qualité de clarté et une très grande abstraction, incroyables, plus qu’avec l’orgue ou en version orchestrale ou orchestrée. C’est, si je peux dire, chimiquement pur. Moi je me flatte d’injecter de l’humanité : c’est un être humain qui en a accouché (sourire), et nous, nous ne sommes pas un surhomme, même quand on se mesure à une telle œuvre, qui nous confronte à notre propre faible humanité.
-De même, vous allez bientôt enregistrer Atys, avec Sandrine Piau, œuvre qui d’ailleurs sera donnée en mars à Avignon avec d’autres interprètes. William Christie en avait fait un CD au siècle dernier. On n’entend déjà plus sonner le baroque, et pas seulement Lully, comme William Christie à ses débuts ou comme Jean-Claude Malgoire, autre avignonnais. Quels sont les changements que vous vivez, vous-même, de l’intérieur ?
-Les choses évoluent. La technicité des interprètes évolue, elle se perfectionne. Quand on a redécouvert le baroque, il a fallu se confronter aux cordes en boyau, à la flûte traversière en bois, à l’anche baroque… Aujourd’hui la technicité est plus grande. Autrefois les chanteurs étaient plus spécialisés ; aujourd’hui on a des chanteurs qui peuvent tout chanter ! Moi je suis là pour les guider dans les clous… tels que moi je me les figure (sourire). Pour Atys par exemple, où je suis chef d’orchestre, on peut avoir différentes visions ; Christie a eu la sienne ; la mienne n’est pas moins valable, comme celle d’Alarcon récemment. Il est bon que pour ce répertoire on ait plusieurs regards.
–Pour cela vous travaillez avec de nombreux solistes voix. Pourquoi, en l’occurrence, avec Sandrine Piau ?
-Elle a une technique exemplaire, et une exceptionnelle longévité ; à son âge, beaucoup de chanteuses sont sur le déclin ; elle, a gardé sa tessiture, sa flexibilité, et sa grande intelligence s’est affinée. Elle est pour moi un compagnon de route depuis longtemps ; elle était déjà là quand j’ai créé les Talens lyriques (il y a 32 ans, NDLR) ; je lui ai fait faire son 1er Haendel, son 1er Mozart ; puis elle est allée vers d’autres répertoires, vers Debussy par exemple… Les qualités très prisées dans le baroque – la recherche du texte et de l’expression la plus pure – sont une école très utile pour aller vers d’autres répertoires ; on est alors reconnaissant d’y avoir puisé quelques recettes.
-Eve Ruggieri, excellente vulgarisatrice, raconte, dans sa biographie sortie ces jours-ci, Au cas où je mourrais, que le baroque a bouleversé sa vie ; elle voit en lui une musique, ou plutôt des musiques, de l’extrême. Est-ce le cas du programme que vous avez préparé ?
–C’est en effet un magnifique catalogue des passions à cette époque, avec des expressions diverses. Je suppose qu’elle pense aussi à ces vocalités roucoulantes de l’opera séria du XVIIIe siècle, mais aussi à une grande attention au texte et à une volonté de toucher les cœurs. Toutefois le génie des peuples n’est pas forcément dans l’exubérance : en France il y a une certaine retenue, et Bach est un monde étroit, concentré pour les interprètes, très écrit. Il y a en fait une grande diversité dans les modes d’expression. Moi aussi je vais vers le XIXe siècle ; j’ai fait récemment du Wagner, avec un ténor. Mais je reviens malgré tout à mes premières amours, là ou je me sens chez moi. Le reste, ce ne sont que des pas de côté (sourire).
-Le programme de votre concert du 12 décembre, que vous aurez donné aussi l’avant-veille en Suisse, ouvre une large palette de sensibilités et de répertoire, dans les « grandes figures tragiques », entre Haendel et Scarlatti qui sont des vedettes, et Michel Pignolet de Montéclair, le moins connu du grand public. Comment caractériseriez-vous la patte de chacun ?
-Montéclair est un Français, discret et sophistiqué ; il a composé une cantate italienne ; c’est un Français, mais il est allé à Rome ; dans la forme il est très proche de Haendel, et j’ai trouvé intéressant de les rapprocher. Leclaire, lui, est dans la musique instrumentale, exquis, lui aussi venu en Italie.
-J’allais justement vous poser une question sur les pages purement instrumentales…
C’est un pas de côté, suivant votre expression, ou une respiration au cœur d’un programme intense ?
–Une respiration, oui, d’abord pour la chanteuse (sourire). Mais c’est aussi une proposition d’autres facettes, complémentaires.
-Comment le clavecin, qui est un instrument de salon, délicat, peut-il exprimer cette violence ? Avez-vous des astuces techniques ?
-Quand il accompagne le chant, il suggère des attitudes expressives. Ce n’est évidemment pas un instrument aussi puissant que l’orgue. Mais il a une force rythmique et une induction de caractère formidables pour quelqu’un qui est sensible à l’accompagnement ; et Sandrine Piau, par exemple, est très sensible, elle démarre au quart de tour. Si le clavecin ne projette pas beaucoup, il a néanmoins de la force ; j’ai joué Haendel à l’opéra de Paris, juste avec clavecin et violoncelle ; c’est un bel écrin pour que le chant prime.
-Vs travaillez depuis plus de 3 décennies avec les Talens lyriques. Quand on se connaît si bien, on sans doute a besoin de nouveaux défis. Quels sont vos prochains projets ?
–On continue avec Atys, un concert du CD en janvier ; en février, ce sera Vienne et Versailles ; on va continuer avec Salieri ; nous sommes les grands avocats de Salieri, qui a été malmené par le film de Forman, par ailleurs formidable ; Salieri n’est pas un musicien de seconde zone ! Nous avons aussi un défi dans le théâtre historique de Bayreuth, où l’on ne joue pas que du Wagner (sourire) : un opéra de Porpora, nous en sommes très contents. Puis ce sera la Scala dans 2 ans. La carrière continue, mais les nouveaux défis se portent sur les répertoires, les lieux, les interprètes.
-Pendant la pandémie on vous a vu, beaucoup, sur YouTube par exemple, continuer à diriger, évidemment masqué ; vous n’avez donc jamais arrêté de travailler ? Comment avez-vous vécu cette période Covid ? Un ralentissement contraint ? Un recul bienvenu ? L’occasion de lancer de nouveaux projets ?
-Un peu tout cela. Ça a d’abord été le choc terrible de perdre le public ; on se sent alors très inutile, très esseulé. On se rend compte que le métier est une chose importante, qu’il ne faut pas se laisser emporter par le train-train, prendre l’avion, poser ses valises, jouer, repartir ; il faut prendre du recul. Et je ne sais pas si, sans cette période, j’aurais enregistré Atys, ni si j’aurais attaqué l’Art de la fugue.
-C’est un peu le sujet auquel que je pensais en posant cette question.
–Oui, (sourire) il fallait du temps long devant moi, et j’étais désespéré depuis des années de ne jamais avoir ce temps long.
-En mars 2023, vous étiez invité au Festival de Pâques dans le morceau de bravoure attendu, la Passion selon St-Mathieu, de Bach. Je ne vous ai pas vu dans la programmation de 2024…
-Pas cette année en effet. Mais en projet pour l’année suivante un oratorio de Pâques.
-Vous êtes avignonnais. Nul n’est prophète en son pays, dit-on. Est-ce le cas pour vous, ou avez-vous gardé des attaches, familiales, amicales ?
-(un temps) Non. Pas de relation. J’adore ma ville, j’adore aussi Aix-en-Provence où j’ai grandi. Mais oui, nul n’est prophète… Si, à Avignon j’ai dirigé une fois un Lully, je crois, il y a longtemps, quand France Musique était là pour le festival. Egalement à Notre-Dame-des-Doms une organiste, avec mon premier professeur de clavecin, Andre Reynard. Mais je connais la ville. Je me sens provençal dans l’âme. Comme Jean-Claude Malgoire d’ailleurs (disparu en avril 2018, et de sa fille Florence, violoniste, en août 2023, NDLR) ; quand on se rencontrait, il m’appelait « pays » ! (rire)
-Même si vous revenez rarement à Avignon, quels lieux, rues, places, monuments, vous parlent le plus ?
– J’adore la collection Lambert, un lieu exquis, un hôtel du 18e siècle, notre siècle (sourire) ; avec l’art contemporain c’est un mariage inspirant. Et puis évidemment les remparts, le Palais des papes, et la Chapelle de l’Oratoire, un exemple de l’art du XVIIIe siècle provençal.
-Nous avons évoqué beaucoup de sujets, mais avez-vous autre chose à dire ?
–Que la musique reste vivante ! Ne pas la mettre sous cloche. Éviter les idées reçues selon lesquelles elle n’est pas abordable. Surtout après le confinement on a du mal à revenir dans les salles. Au contraire, dans les pays germaniques – j’en reviens -, les salles sont pleines, debout. Ils ont un vrai culte de la musique classique, très différent de nous. Il faut revenir dans les salles. La musique vivante est un produit qui se consomme frais ! (rire).
Propos recueillis par G.ad. Photos Eric Larrayadieu, Sandrine Expilly, Ville de Castres
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