Anne Queffélec est une habituée de la région Provence, et nous l’avions déjà interviewée en 2017. Elle est invitée le dimanche 15 avril 2023 par la Scala Provence à Avignon, dans un récital solo intitulé « Vive Vienne. Liberté ». Avant l’interview, nous avions cherché vainement la signification de ce titre. Et cherché le fil rouge qui pouvait bien unir intimement la Sonate n°47 de Haydn, composée en 1776, la Sonate n°13 de Mozart en hommage à Bach (1779 ?), et les Sonates 31 et 32 de Beethoven (1822).
Dans une toute première réaction, Anne Queffélec, toujours très vive, ne se rappelle pas avoir proposé ce titre. Et puis finalement si, mais pas du tout dans le sens que j’imaginais.
-Oui, ce n’est pas le thème de la liberté, mais l’idée de liberté à travers la forme sonate. Beethoven a des façons diverses d’habiter cette forme. Il s’affranchit du schéma classique, et de la structure, ce qu’on trouve aussi chez Haydn et chez Mozart : chez eux, la sonate est en 3 mouvements, par exemple. Dans la Sonate 31 de Beethoven, les mouvements ne sont même pas numérotés ; les 1ers sont assez classiques, puis c’est un tissage de mouvement lent, fugue, et à nouveau mouvement lent, fugue…, qui vont fusionner en ce qu’on peut appeler un final mais de forme très libre. La 32, elle, est une suite de 2 mouvements ; il manque le 1, le final, le contrepoint. C’est en tout cela que Beethoven est farouchement libre. Il savait que ce serait sa dernière sonate ; il avait écrit beaucoup de Quatuors à cordes, et de Variations pour piano. Avec la 111, il savait qu’il disait adieu à la sonate ; c’est ainsi que le 2e mouvement, l’arietta, atteint une véritable profondeur métaphysique ; et son point final est un point d’interrogation… ; Beethoven savait conclure une œuvre avec éclat, avec une énergie folle ; ici, pas de coup d’éclat ; la toute fin est extraordinairement humble, elle descend vers les graves du piano ; pas de pédale, pas de point d’orgue qui prolonge, mais un ralenti ; le dernier signe qu’il inscrit de sa main, c’est un tout petit silence, un quart de soupir ! Il ne ferme pas la porte, il reste en suspens ; on ne peut parler d’arrêt du son, mais une suspension existentielle : « to be or not to be ». C’est ce qui laisse la porte ouverte à l’interprète : « je vous laisse mon œuvre, vous la continuez ». C’est émouvant et significatif, ce choix pour conclure le cycle ; c’est en quelque sorte son journal intime musical, qui s’étend sur 30 ans ; il l’a commencé à 24 ans, il l’achève à plus de 50 ans.
Pour Mozart et Haydn, c’est un peu différent. On sait que Haydn avait été le professeur de Beethoven, et que cela avait créé entre eux des liens, une relation étonnante ; et Haydn avait été peu à peu perturbé devant ce phénomène qu’il avait sous les yeux, ce génie : « Vous avez plusieurs cœurs, lui a-t-il dit, vous ferez des choses qu’on n’a jamais faites avant vous ». Chez Haydn aussi il y a une formidable liberté ; certes il respecte la forme, mais il ne faut pas perdre de vue qu’Haydn est avant out un homme de théâtre ; il joue avec les ruptures, les effets de surprise, les changements de tonalité ; il exprime une vitalité très forte, sous l’humour, sous le sourire, et avec lui il faut toujours d’attendre à l’inattendu.
Quant à Mozart ! Il reste une énigme totale ! Sur une existence de 35 ans il a écrit une œuvre colossale, qui couvre tous les genres ; aucun autre compositeur n’a écrit autant pour le piano. Son genre préféré, on le sait, c’était l’opéra ; c’est là qu’il trouvait sa liberté. Chez Haydn c’est du théâtre, on parle ; chez Mozart, c’est de l’opéra, on chante ; on dit les mots en les chantant, en italien, c’est cantabile, avec un sens de la respiration. Ses cantates pour piano sont des opéras en miniature ; on y entend les Noces de Figaro : on a des personnages différents, des situations, des caractères… C’est la vraie liberté de l’imagination.
Les grands génies sont libres ; ils ont tous en eux cette liberté profonde. Ils sont des amplificateurs d’humanité. Vous connaissez la phrase : « Le talent fait ce qu’il peut, le génie fait ce qu’il doit ». C’est l’expression d’une liberté intérieure. Dans les Noces, par exemple, Mozart est passionné par les idées de la Révolution, par Beaumarchais ; il a vécu une avancée remarquable dans la conception de la société ; l’empereur ne voulait pas qu’on représente Beaumarchais ; Da Ponte a donc présenté des passages édulcorés ; pour Mozart et Beaumarchais, la liberté était politique.
Leur liberté à eux est de créer leurs propres règles, pas pour faire n’importe quoi, car leurs partitions sont très précises. Et la liberté de l’interprète n’est pas non plus de faire ce qu’il veut. Il y a différentes formes de respect, il n’existe pas de vérité absolue en musique, mais une forme de rigueur : pour moi, la vraie liberté s’exerce à travers la rigueur.
Quelle est la marge de liberté de l’interprète ? La question reste sans réponse. Ou plutôt la réponse est donnée au concert, par le public ; le public est partenaire, même s’il ne s’en rend pas compte. La tension, la circulation, passe par lui, par son écoute. On partage des sensations qui nous révèlent autre chose dans l’œuvre. Et c’est la grâce ; mais on ne décrète pas la grâce. Et elle peut être totalement annulée par la catastrophe d’un téléphone qui sonne, ou des tousseurs, plus ou moins discrets.
-Nous avons tous traversé la période particulière de la Covid ; comment l’avez-vous vécue ? Dans l’angoisse, ou le bonheur de laisser mûrir des projets, ou de vous donner une respiration ? Certains décrétaient alors que la culture était « non essentielle » !
-Pour moi la culture est essentielle de toute éternité pour le genre humain. Elle ne devrait pas dépendre d’une décision d’Etat. Mais il est vrai que, pendant le confinement, la culture n’était pas absente : chacun pouvait continuer de lire, de se nourrir l’esprit. Comme beaucoup de collègues, surtout pendant le 1er confinement, j’ai conscience de l’avoir vécu dans des conditions privilégiées : un magnifique printemps dans le jardin, dans un périmètre verdoyant. J’ai pu aussi plonger dans des documents, fouiller dans les archives familiales, ce que je n’aurais jamais eu le temps de faire autrement. J’ai retrouvé la correspondance de mes grands-mères, de mes parents : une plongée riche et émouvante que je n’aurais jamais faite. Au point que, s’il y avait un autre confinement, je me lancerais dans un livre ; j’ai découvert que, à cette époque, c’était les femmes qui écrivaient, c’était les femmes qui faisaient les réseaux sociaux d’alors : elles avaient plus de temps, pendant que les hommes étaient au travail, et on dit que les petites filles ont un rapport plus proche avec la parole et les mots que les garçons.
-Vous avez donc vécu positivement l’épisode sanitaire ?
-Je n’ai jamais perdu confiance quant à la suite pour les concerts, j’étais sûre que cela reviendrait. Pour les artistes de mon âge, cet arrêt n’a pas eu vraiment d’impact ; pour nous, c’était presque apaisant de vivre sans agenda, de goûter le temps. Mais pour les jeunes générations, c’était très difficile : je l’ai vécu de près, ayant un fils pianiste aussi. Les jeunes ont été coupés dans leur élan ; les petites formules sur Internet était mieux que rien.
-Vous êtes professeur, et vous allez donner à Avignon avant votre concert. Comment voyez-vous les jeunes générations ?
-Ils ont beaucoup perdu sur le plan professionnel, mais la flamme est vive, elle ne demande qu’à se raviver, qu’à être exprimée. Ils sont passionnés ; on n’évoque pas assez aujourd’hui, ces jeunes qui sont habités par une quête intemporelle de la beauté. Pour eux, Beethoven, Chopin, mais aussi les compositeurs contemporains, sont stimulants. Les nouvelles générations, c’est une belle jeunesse ! Mais ce qui me désole, c’est que ceux qui sont aux manettes sont d’une inculture musicale abyssale. Jean-Michel Blanquer avait une excellente initiative, de faire chanter les enfants ; mais elle n’a pas duré. Dans les écoles le chant choral permet d’établir des synapses (sourire), il favorise l’écoute des autres ; c’est une discipline ludique, les jeunes aiment les polyphonies, le chant en canon ; c’est une joie de le leur enseigner ! Mais on a l’impression que la beauté est devenue un gros mot pour les politiques ; elle devrait être inscrite au code de la santé publique. Moi j’ai joué dans les prisons ; un détenu a découvert ainsi les sonates de Beethoven ; il venait d’un milieu où l’on ne connaissait pas la musique ; il est devenu passionné ; il a même obtenu le droit d’avoir un clavier numérique dans sa cellule ; il jouait 4 ou 5 heures par jour ; il avait un professeur bénévole ; de cela on ne parle jamais ; il m’a même fait sur Beethoven des réflexions inattendues, qui m’ont beaucoup touchée. Il en arrivait à dire que, s’il n’était pas allé en prison, il n’aurait jamais connu la musique, comme s’il avait échappé ainsi à une catastrophe !
C’est un devoir que nous avons, vis-à-vis des jeunes générations, de mettre la musique dans leurs bagages, comme nourriture pour la route !
Savez-vous, il faudrait que les politiques aillent au spectacle, à l’opéra, au théâtre, pas seulement aux concerts, qu’ils ouvrent les yeux ! Pourtant nous avons un président dont on ne dit pas assez qu’il a eu un 3e prix de piano au Conservatoire d’Amiens ! On ne parle pour lui que de théâtre… Mitterrand n’avait aucun rapport à la musique, même s’il avait par ailleurs une immense culture !
-Je présume que, cet été, vous vous produirez au Festival international de La Roque d’Anthéron ?
-Oui, le 22 juillet, pour le 4e Concerto de Beethoven, dans le cadre de l’Intégrale des Concertos de Beethoven.
-Et vous nous avez dit tout l’apport de Beethoven dans l’histoire de la musique.
-Dans votre région, je serai également à l’abbaye du Thoronet le 1er août, dans les 3 dernières sonates de Beethoven.
-Je vous suppose bien d’autres engagements ?
-Je me préparerai ensuite à une tournée au Japon, d’une quinzaine de jours ; et j’ai énormément de festivals et de masterclasses l’été. Puis, le 12 décembre, je serai au Théâtre des Champs-Elysées à 20h pour les 3 dernières sonates de Beethoven. Ensuite nous verrons…
Propos recueillis par G.ad.
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