Così fan tutte selon Tcherniakov : Mozart chez les vieux pervers !
Così fan tutte, opéra de Wolfgang Amadeus Mozart, Festival d’Aix-en-Provence au Théâtre de l’Archevêché (13 juillet 2023)
Direction musicale, Thomas Hengelbrock. Mise en scène et scénographie, Dmitri Tcherniakov. Costumes, Elena Zaytseva. Lumière, Gleb Filshtinsky
Agneta Eichenholz (Fiordiligi) ; Claudia Mahnke (Dorabella) ; Rainer Trost (Ferrando) ; Russell Braun (Guglielmo) ; Georg Nigl (Don Alfonso) ; Nicole Chevalier (Despina)
Orchestre Balthasar Neumann
Chœur de l’Académie Balthasar Neumann
On sait qu’on peut s’attendre au meilleur ou au pire avec le metteur en scène Dmitri Tcherniakov, et ce Così fan tutte n’est malheureusement pas à classer dans la première catégorie. Une note d’intention de quatre pages a été insérée dans le programme de salle, où le réalisateur russe explique longuement son attachement à l’œuvre de Mozart, mais aussi le besoin de sa réactualisation, en l’occurrence les deux couples Fiordiligi-Guglielmo et Dorabella-Ferrando qui viennent passer un week-end chez le couple Don Alfonso et Despina, ceci pour un échange de partenaires. En lien avec ce traitement, les interprètes ont un âge bien plus avancé que ce que Mozart et da Ponte avaient imaginé pour les deux jeunes couples. Despina également est ici la partenaire de Don Alfonso et non plus la servante des deux jeunes femmes. On s’éloigne donc sensiblement des conseils qu’elle formule dans un de ses airs, sur ce que doit faire une femme dès l’âge de 15 ans (« Una donna a quindici anni »). Plus grave est la coupure dans la partition lors de l’entrée de Despina, quand elle se plaint de sa condition de camériste tout en préparant le chocolat chaud, et se demande si elle aussi n’a pas une bouche pour déguster la délicieuse boisson. Certes, ce passage aurait moins de sens dans le contexte de la représentation aixoise, mais couper ou arranger une partition pour les besoins d’une production est toujours un très mauvais signe, euphémisme !
Le décor est pourtant magnifique, un vaste intérieur chic et très design, cheminée suspendue à gauche et table et escalier à droite, tandis que de hautes parois vitrées donnent au centre sur deux chambres tout confort. Les six amis se retrouvent souvent à table à papoter dans la bonne société et nous n’avons pas droit au déguisement en Albanais, réduit à des masques pour les hommes. La menace (avec un fusil), la violence gratuite (des coups de poing répétés dans le ventre de Guglielmo) et le sexe (Despina qui plonge sa main dans le pantalon d’Alfonso pour une rapide branlette) sont aussi de la partie, venant en majorité de la part du cynique et pervers Alfonso. Celui-ci embrasse d’ailleurs à pleine bouche plusieurs protagonistes, sa compagne Despina bien sûr, mais aussi Dorabella et Ferrando. La note d’intention n’explique pas les chiffres (n°29 à 32) que Despina écrit dans la scène finale sur les fronts des deux couples, peut-être les numéros d’ordre des hommes et femmes que le couple manipulateur a invités et pervertis chez eux lors de précédents week-ends… Toujours est-il que la conclusion ne trouve pas sa joie habituelle des couples qui se reforment, en configuration d’origine. Ici les quatre protagonistes restent allongés à terre, comme encore sous l’emprise des maîtres des lieux ; puis c’est d’un coup de fusil que Despina tue Don Alfonso.
La distribution vocale pâtit du parti scénique, qui rassemble des interprètes en écart marqué avec l’âge des rôles. Le plateau féminin est de meilleure tenue que la partie masculine, en tête la soprano Agneta Eichenholz, avare de graves en Fiordiligi mais à l’aigu heureusement épanoui qui produit un impact certain dans son air « Come scoglio ». La mezzo Claudia Mahnke en Dorabella est sans doute la meilleure du plateau, voix homogène et bien projetée, aux côtés de Nicole Chevalier qui a la verve et la gouaille de Despina. On entendait déjà dans les années 1990 Rainer Trost chanter Ferrando et ses moyens actuels ne sont, assez logiquement, pas ceux d’il y a trente ans. Le ténor tient toutefois son rôle sans faiblesse flagrante et on apprécie son air « Un’aura amorosa » conduit avec style, même si une tension dans les aigus lui fait écourter les notes. Le baryton Russell Braun, également titulaire du rôle de Guglielmo il y a plusieurs années, fait entendre un instrument bien timbré et agréable. Bien moins séduisante est en revanche la voix de Georg Nigl distribué en Don Alfonso ; le baryton autrichien incarnait un formidable Jakob Lenz de Wolfgang Rihm à Aix en 2019, mais il paraît égaré dans ce répertoire mozartien quatre ans plus tard.
Du point de vue musical, les sonorités baroques de l’Orchestre Balthasar Neumann sont harmonieuses et d’une légèreté qui sied bien à la partition mozartienne. Les bois sont vifs, quoiqu’en limite de virtuosité dans l’ouverture, tandis que les cuivres rencontrent par endroits de petites fragilités d’intonation, les cors en particulier. La direction de Thomas Hengelbrock n’est pas toujours enthousiasmante, amenant régulièrement des ralentissements puis accélérations d’un caractère artificiel, en faisant des choix de tempi qui peuvent être discutables. Ainsi le sublime trio « Soave sia il vento » est conduit à un train d’enfer, nous faisant rater l’extraordinaire langueur et poésie du passage, tandis qu’il s’attarde sur d’autres séquences, considérées d’ordinaire comme plus prosaïques.
Depuis sa première production il y a 75 ans dans cette même cour de l’Archevêché, Così fan tutte a connu de nombreuses réalisations visuelles, ne seraient-ce que celles vues ces vingt dernières années : Patrice Chéreau (2005), Abbas Kiarostami (2008), jusqu’à celle controversée de Christophe Honoré (2016). L’édition 2023 ne restera vraisemblablement pas un grand cru !
I.F. Photos Monika Rittershaus
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