Samedi 20 juillet 2024, Carrières de Lacoste.
Dans le cadre du Festival Pierre Cardin
Annonciation – Un trait d’union – Larmes blanches, de Angelin Preljocaj, par le Ballet Preljocaj
Annonciation (1995). Chorégraphie et scénographie : Angelin Preljocaj. Musique : Antonio Vivaldi (Magnificat), Stéphane Roy (Crystal Music). Costumes : Nathalie Sanson. Lumières : Jacques Chatelet
Un trait d’union (1989). Chorégraphie : Angelin Preljocaj. Musique : Jean-Sébastien Bach (Concerto pour piano N° 5 BWV 1056 – 2e mouvement – largo) par Glenn Gould et le Columbia Symphony Orchestra. Création sonore : Marc Khanne. Costumes : Nathalie Fontenoy. Lumières : Jacques Chatelet
Larmes blanches (1985). Chorégraphie : Angelin Preljocaj. Musique : Jean-Sébastien Bach, Claude Balbastre, Henry Purcell. Bande son : Marc Krief. Costumes : Annick Goncalves. Lumières : Jaques Chatelet
Trois pièces d’Angelin Preljocaj, « anciennes » selon les mots mêmes du grand chorégraphe français, ont été données le soir du 20 juillet dernier dans le cadre minéral et monumental du Festival de Lacoste, où les imposantes pierres taillées du Théâtre des Carrières ont offert un écrin de toute beauté pour ces chorégraphies finement ciselées. C’est l’une des belles soirées d’un programme concocté par Rodrigo Cardin, en succession et dans l’esprit du Festival créé par son oncle.
Annonciation, une assez courte pièce pour deux danseuses, créée en 1995, est bien connue des amateurs, grâce aussi à la très belle réalisation filmée en 2002 par la chaîne Arte. Œuvre maîtresse, elle est entrée au répertoire du Ballet de l’Opéra National de Paris en 1996.
Le récit de la scène où l’archange Gabriel apprend à Marie qu’elle va donner naissance au Fils de Dieu a été une source de commandes et d’inspiration féconde pour les peintres, en particulier pour les maîtres de la Renaissance, et c’est dans cette tradition, et dans les versets de l’Évangile selon Saint Luc, que Preljocaj trouve son sujet. Mais son traitement du thème de la conception sera très original.
Les harmonies célestes du Magnificat de Vivaldi, qui nous disent la beauté du monde et de l’humain, introduisent la Vierge, jeune danseuse aux rondeurs gracieuses, dont le visage d’un ovale très pur est couronné d’une natte blonde. Dans l’exploration de son corps sexué, les gestes de Marie esquissent avec pudeur la découverte et l’éveil à la sensualité d’une jeune fille, dans l’attente et l’émoi.
Alors qu’avec l’irruption du divin – l’arrivée de l’ange -, des sons venus d’un autre monde – ceux d’un avion au décollage, des sons électroniques, ceux de la magnifique Crystal Music composée par Stéphane Roy – vont déferler sur la scène et le public, et « traverser » Marie.
Agenouillé aux pieds de la vierge, le doigt levé en l’air, citant par instants l’ichnographie de la peinture italienne, le messager (« angel » comme Angelin, « celui qui annonce »), casqué d’un phallique chignon-panache de cheveux bruns, a le corps musclé d’une athlète. Ni masculin ni féminin, ou les deux à la fois, il va emporter la jeune fille à travers frayeur, stupéfaction, incompréhension, lutte et acceptation et, enfin, la féconder. Traversée par l’irruption de l’ange, Marie sortira d’une sorte de passivité, et les mouvements à l’unisson des deux danseuses célébreront finalement l’acte concepteur, et par là, cette création artistique incarnée qu’est la danse.
Après nous avoir donné à voir et à entendre le divin, Preljocaj s’intéresse, avec Un trait d’union, à l’humain, aux relations entre les hommes. Deux danseurs, deux hommes sur scène. Un fauteuil en cuir, aussi, accessoire de scène qui dit la solitude, l’avachissement, tout, sauf le mouvement qu’est la danse, et la rencontre.
Et pourtant, il va bouger, le gros fauteuil ! On revient sur terre avec une chorégraphie qui est moins spectaculaire que méditative, et qui pourtant étonne par les époustouflantes prouesses accomplies par les danseurs.
Encore deux physiques contrastés, un dialogue corporel où un danseur nu-pieds et en tricot de corps chiffonné rencontre l’Autre (socialement aussi, probablement), rasé, chaussé, chemise repassée. L’un le « complément vital » de l’autre, son « manquant », sa moitié, comme nous l’explique Platon dans Le Banquet ? Ou encore, selon les mots mêmes de Preljocaj, « ne cherchons-nous pas plutôt à trouver chez quelqu’un un point de suture, un trait de caractère qui annihilera d’un coup notre solitude essentielle ? »
Sur le largo du Concerto pour piano N° 5 BWV 1056 de Bach par Glenn Gould, un duo renversant, une danse sensuelle et physique. Tout simplement, une histoire d’amour. Créé en 1989, Un trait d’union a été également filmé par Preljocaj en 1992, puis est entré au répertoire du Ballet de l’Opéra National de Paris, en 2003.
La transition du Trait d’union à Larmes blanches se fait après l’entracte et c’est bien de retrouver les quatre danseurs ensemble sur scène réunis pour la conclusion de ce triptyque d’un soir. Entre masculin et féminin, classique et contemporain, entre ciel et terre, mais toujours dans l’équilibre de la beauté (car nul besoin de déranger ou provoquer n’anime Preljocaj), deux couples homme-femme entre passé et présent, chemises blanches à jabot XVIIIe sur pantalons en cuir noir très rock, s’affranchissent progressivement des automatismes, codes et contraintes, pour reconquérir le plaisir de vivre et de danser, et se mélanger les uns aux autres.
Cette pièce de jeunesse, qui date de 1985, l’année de création de la compagnie, et que Preljocaj a dansée lui-même, a été suscitée et inspirée par l’effort, que le chorégraphe s’était imposé, d’aller vers un son qu’il n’aimait pas, et qu’il a fini par apprendre à apprécier : celui du clavecin. Les « larmes blanches » sont celles qui coulent sur les visages poudrés des victimes de Liaisons dangereuses, de la violence sociale maquillée, de la cruauté masquée sous le vernis des bonnes manières. Larmes blanches (« l’arme blanche » ?) est une pièce délicate qui traite des rapports obscurs de deux couples aux prises avec les conventions de la vie », lit-on. Ce qu’on a vu, c’est le récit d’une délivrance, d’une libération. Sur fond sonore de métronome et bavardages de salon, une mécanique sociale impitoyable enferme des êtres, réduits à des gestes d’automates.
La musique pour clavecin de Bach, celle de Purcell et une composition sonore originale de Claude Balbastre soutiennent une danse qui rend compte de « passions étroitement contenues dans des règles strictes ».
Mais le quatuor de poupées mécaniques finira par prendre son envol, dans une alternance dé-libérée de styles, en équilibre contrapunctique, entre baroque et création contemporaine.
Danseurs, chorégraphe et organisateurs ont été remerciés par les applaudissements enthousiastes du public, conquis par cette invitation à transgresser les règles qui enferment, sans pour autant renoncer à un vocabulaire du passé d’une beauté intemporelle. « Pourtant, ce sont des pièces anciennes », a commenté Preljocaj, qui a attribué avec modestie le grand succès de la soirée au talent de ses jeunes interprètes, tous excellents.
C.R.
Rappelons que le Ballet Preljocaj, basé à Aix-en-Provence, est aujourd’hui constitué de 30 danseurs permanents. Plus de 120 représentations par an sont effectuées en France comme à l’étranger. Depuis la création de sa compagnie, en 1985, Angelin Preljocaj a créé 58 chorégraphies, du solo aux grandes formes. Outre la diffusion de ses pièces dans le monde entier, le Ballet Preljocaj multiplie les actions de proximité dans la région afin de faire découvrir la danse au plus grand nombre : lectures, vidéodanse, répétitions publiques, stages et ateliers de pratique, interventions dansées dans l’espace urbain… un dispositif complet a été mis en place pour permettre au public de voir et vivre la danse autrement.
C.R.
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