« Les tréfonds de l’âme russe »
Opéra Confluence Grand Avignon (vendredi 11 octobre 2019)
Orchestre Régional Avignon-Provence. Direction, Samuel Jean. Piano, Abdel Rahman El Bacha
Martin Romberg, Quendi pour orchestre. Sergueï Prokofiev, Concerto n°3 pour piano et orchestre en do majeur op. 26. Piotr Illich Tchaïkovski, Symphonie n°4 en fa mineur op.36
Il n’y avait pas moins de 4 chefs à cette magnifique soirée d’ouverture, 3 pianistes (dont Abdel Rahman El Bacha en soliste), 2 compositeurs, certains cumulant plusieurs fonctions : Samuel Jean (également pianiste) sur scène, et en salle Debora Waldman qui lui succèdera comme directeur musical de l’Orchestre Régional Avignon-Provence en octobre 2020 (1e femme en France à la tête d’une formation labellisé nationale), Eric Breton (également pianiste et compositeur) qui dirigera « Enfanté par l’oubli » (17-10-219) de Dominique Lièvre et Mahler, et Jérôme Pillement qui avait remplacé Samuel Jean dans les premiers jours de sa blessure.
La soirée intitulée « Les tréfonds de l’âme russe » est placée sous la direction de Samuel Jean, premier chef invité, qui, l’épaule gauche cassée, réussit l’exploit de diriger – excellemment – d’une seule main.
En ouverture de soirée, nous découvrons un jeune compositeur norvégien Martin Romberg (lire notre entretien), qui, présent dans la salle, offre quelques pistes d’approche avant l’exécution : gage d’une écoute plus attentive. Sa musique, fortement enracinée dans la tradition néoromantique, nous transporte dans le monde mythologique, flirtant avec la littérature fantastique et les légendes. Son poème symphonique Quendi (inspiré de l’auteur du Seigneur des Anneaux, Tolkien) nous entraîne dans un monde surréaliste. Cette pièce présente un caractère très onirique qui a largement séduit le public.
Le Concerto pour piano n°3 en ut majeur qui suit est le plus connu des cinq concertos de Prokofiev. C’est une œuvre de jeunesse, d’un compositeur d’à peine 30 ans (1921) et récent émigré en France, l’œuvre étant créée en 1921 aux Etats Unis, avec le compositeur au clavier. Une longue introduction à la clarinette ouvre le concerto et expose un thème méditatif d’inspiration russe. L’écriture romantique est délicate, mais dès l’entrée du piano en staccato, c’est une énergie rythmique qui prend le dessus et ne quittera pratiquement plus l’œuvre. Pour cette interprétation, il fallait un pianiste de grand talent.
Nous retrouvons Abdel Rahman El Bacha (notre entretien) bien connu du public vauclusien (et très présent dans nos pages) qui se souvient avec émotion de son intégrale Chopin donnée en 2004 et de son récent concert à Carpentras (février 2019) avec ses propres compositions. S’instaure alors un magnifique dialogue entre le chef, un orchestre très à l’écoute et un pianiste éblouissant de virtuosité. Ces pages sont redoutables pour le pianiste : la rapidité scintillante du piano alterne avec des accords massifs bondissant entre le grave et l’aigu du clavier, la montée d’accords martelés et des glissandos concluent le 1er mouvement sous un tonnerre d’applaudissements : enthousiasme devant l’extraordinaire performance d’Abdel Rahman El Bacha et de l’orchestre, chez un public de mélomanes qui n’applaudit jamais entre les mouvements ! La suite est de même facture : mouvements ininterrompus avec des accents à contretemps, courses vertigineuses d’arpèges, le pianiste est époustouflant ! Il échange constamment des regards dans la direction de Samuel Jean et l’on sent un profond partage entre tous les artistes. Ecouter la fin du 1er mouvement ici (avec l’aimable autorisation de l’artiste).
Ce concerto ne fait pas appel à la seule virtuosité.
Lors de l’interview du pianiste par Marie-Céline Solérieu sur Projecteur TV.com, le pianiste déclarait : « La musique que je fréquente quotidiennement affine l’âme… elle est une émanation poétique de la vie. La musique russe a la caractéristique d’être très émotionnelle, elle ne recule pas devant l’expression totale de l’être ». Dans ce 3e Concerto, Prokofiev développe une puissance évidente mais les accents russes au lyrisme intense également présents mettent en valeur le jeu expressif d’Abdel Rahman El Bacha. Elégance, sensibilité, fluidité poétique sont au rendez-vous et c’est une ovation qui salue la performance du pianiste magnifiquement accompagné par un orchestre renforcé (55 musiciens au lieu des 39 habituels). En bis nous restons avec Serge Prokofiev puisque le pianiste nous a offert la magnifique « Danse des Chevaliers » extraite de Roméo et Juliette (1935). Cette pièce est célèbre en raison de la haute inspiration mélodique et du caractère mémorable du thème principal utilisé dans de nombreuses circonstances : films Caligula de Tinto Brass, Mauvais sang de Leo Carax, et par de nombreux groupes rock (Muse, Deep Purple, Death Metal …)
Tchaïkovski conclut la soirée avec sa 4e Symphonie (1877). Cette Symphonie marqua un tournant fondamental dans la vie du compositeur (fin d’un mariage désastreux, rencontre avec sa protectrice, Mme Von Meck). Lui-même place l’œuvre sous le signe du destin, dont le thème monumental ouvre le premier mouvement. D’une grande intensité dramatique, l’ouvrage se termine par un finale virtuose, construit sur une mélodie populaire russe.
Cette magnifique soirée a salué à la fois la dernière année avignonnaise du chef Samuel Jean et l’ouverture d’une saison qui s’annonce riche en événements musicaux. (Texte, photos, vidéo : D.B.)
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