Dans la salle éphémère, le charme d’Orphée opère
Opéra en quatre actes. Adaptation de la tragédie-opéra Orphée et Eurydice de Christoph Willibald Gluck (1774) révisée par Hector Berlioz (1859). Livret de Pierre-Louis Moline, d’après le texte de Raniero de Calzabigi pour Gluck, Orfeo ed Euridice, créé en 1762 à Vienne. Editions musicales Bãrenreiter Alkor. Ouvrage chanté en français. Durée du spectacle 1h50 (sans entracte)
Nouvelle production de l’Opéra Grand Avignon
Ouverture de la saison lyrique #1718
Premier opéra présenté à l’Opéra Confluence
Direction musicale Roberto Forés Veses
Chef des choeurs Aurore Marchand
Mise en scène Fanny Gioria
Chorégraphie Eric Belaud
Costumes Elza Biand
Décors et lumières Hervé Cherblanc
Orphée Julie Robard-Gendre
Eurydice Olivia Doray
Amour Dima Bawab
Orchestre Régional Avignon-Provence
Choeur et choeur supplémentaire de l’Opéra Grand Avignon
Direction Aurore Marchand
Ballet de l’Opéra Grand Avignon
Direction Eric Belaud
Les costumes ont été réalisés dans les ateliers de couture de l’Opéra Grand Avignon
Responsable Elza Briand
Couturières Gaëlle Le Liboux, Michèle Nouveau et Christiane Para
Les perruques ont été réalisées dans l’atelier de coiffure de l’Opéra Grand Avignon
Responsable Sandrine Degioanni
Argument
Après une ouverture enlevée et joyeuse, le rideau se lève sur une scène de désolation. Orphée et le chœur se lamentent près du tombeau d’Eurydice. Orphée, resté seul, prend la décision de mettre fin à ses jours lorsqu’il apprend de l’Amour qu’il pourra récupérer Eurydice s’il parvient à convaincre l’Enfer, à la seule et unique condition qu’il ne regarde pas son épouse lors du trajet de retour à travers les Enfers.
Un impressionnant chœur tente de barrer la route à Orphée mais, par son chant, ce dernier parvient à émouvoir les esprits qui lui cèdent le passage. Un ciel serein succède aux sombres bords du Cocyte, prétexte au ballet des Ombres heureuses. Eurydice paraît et retrouve Orphée.
Les deux époux remontent vers la terre, mais Eurydice s’inquiète de l’indifférence d’Orphée qui ne peut la regarder avant de retrouver le monde des vivants. A l’écoute de ses reproches, il ne peut s’empêcher de se retourner et elle expire dans ses bras. Orphée se lamente alors dans le célèbre air J’ai perdu mon Eurydice. L’Amour surgit pour l’empêcher de mettre fin à ses jours et lui rend Eurydice.
Note d’intention, Fanny Gioria
Parmi tous les héros mythiques convoqués sur la scène des théâtres lyriques, Orphée est sans doute le personnage le plus emblématique du merveilleux musical. Son chant souverain transcende la loi des mortels, lui permettant ainsi de passer d’un monde à l’autre.
Dans sa poursuite d’un modèle idéal et son admiration pour Gluck, Berlioz s’intéresse à l’Orfeo viennois (1762), alors pratiquement oublié, qu’il fusionne avec l’Orphée parisien (1774). Il remanie la partition, remodèle quelques récitatifs, répartit l’œuvre en quatre actes et supprime certains éléments qui lui semblent surannés. Danses, chœurs et airs se fondent alors pour exprimer ce drame absolu. De multiples variations de jeux de transparences et l’expression des dualités mettront en lumière des personnages au-delà des apparences pour finalement interroger l’être humain dans sa vulnérabilité face à l’inéluctable…
Non, le ciel ne nous est pas tombé sur la tête ! L’Opéra Confluence a passé ce dimanche un baptême presque aussi redoutable que celui du feu : celui du vent. Quelques violentes rafales ont fait vibrer la toiture et ont parfois perturbé l’acoustique de cette salle éphémère, inaugurée quarante-huit heures plus tôt, que la plupart des lyricophiles avignonnais découvraient pour la première fois. Une salle confortable, une acoustique parfaite – notamment grâce au bois -, une température très maîtrisée en ce jour glacial : tout pour enlever les quelques doutes des derniers pessimistes ou angoissés.
Quant à la représentation, Gluck aurait sans doute apprécié cette lecture de son Orphée, son grand triomphe. Dans la version originale de 1762 à Vienne, le rôle d’Orphée est tenu par une mezzo, puis par un haute-contre dans la version française de 1774, dans laquelle le compositeur introduit aussi des ballets pour plaire au public parisien. En 1859, Berlioz modifie quelque peu l’ouvrage en revenant à la tessiture d’alto – ou mezzo -, tout en conservant les aménagements parisiens. C’est cette version qui fut choisie pour l’ouverture de la saison avignonnaise 2017/2018.
Le choix de Fanny Gioria metteure en scène peut être résumé en trois mots : sobriété, uniformité et fusion.
Sobriété pour le décor : un grand plateau avec, côté cour, un désordre de mobilier cassé symbolisant la mort d’Eurydice et le découragement d’Orphée : nous sommes côté terriens… Le domaine des dieux, lui, est implanté côté jardin et représenté par un échafaudage métallique investi en résidence par Amour (Dima Bawad). Celui-ci est le véritable maître d’œuvre de cet opéra et distribue ses ordres par des gestes et quelques expressions chantées. Avec grâce dans sa charmante robe rose, Amour veille au bon déroulement de toute l’action. Le plateau est fermé par de grands panneaux noirs en miroirs, multipliant le reflet des choristes et danseurs. Lorsqu’Orphée approche de l’Enfer, ces panneaux diaphanes deviennent le fleuve Cocyte – un clin d’œil à l’Orphée de Cocteau ? – qui le sépare du chœur infernal ; et lorsque Eurydice meurt pour la seconde fois ces panneaux se referment sur elle, concrétisant avec force sa disparition dans l’au-delà.
L’uniformité préside à la tenue des chœurs et des danseurs : mêmes habits, noirs, gris, tous les visages sont glabres – tant pis pour les barbus ou moustachus -, et tous portent même perruque, ce qui assure avec fluidité la fusion totale entre ces deux ensembles : on ne sait plus qui danse, qui chante, c’est un seul groupe d’ombres et de créatures des Enfers réunies autour du malheur d’Orphée.
Le chef Roberto Forés Veses, jeune mais déjà été invité sur tous les continents, dirige avec conviction cet opéra où pèse – hors final – l’ombre de la mort et de la tristesse. Pour sa première à Avignon il a su se faire apprécier de l’orchestre et des vingt-trois choristes (dont sept supplémentaires), très impliqués et remarquables dans leur engagement. Toute la finesse d’une partition kaléidoscopique a été déclinée dans ses moindres nuances par un l’Orchestre Régional Avignon-Provence qui, à l’instar des autres forces artistiques, avait sans doute été dopé par le défi angoissant des derniers jours : les retards de construction de la salle éphémère risquaient jusqu’au bout de compromettre l’ouverture de la saison lyrique. C’est dans ces moments-là que la cohésion des forces locales – chœur-maison et ballet-maison – est déterminante.
Soulignons plus particulièrement l’excellent moment musical du deuxième acte, lorsqu’Orphée approche de l’Enfer : la harpe d’Alienor Girard égrène ses notes harmonieuses et appuie son chant pour convaincre le chœur infernal de le laisser passer : c’est alors que la légèreté du Ciel a raison des puissances d’en-bas. Le ballet des Furies vient compléter avec fougue cette scène impressionnante. Au même acte, dans la scène des Ombres heureuses, dite «La mélodie de Gluck», le passage de la flûte solo (Yacram Park) est un pur moment de bonheur.
Le corps de ballet du Grand Avignon évolue avec aisance dans cette œuvre qui lui donne une place de premier choix : Eric Belaud a traduit avec force dans sa chorégraphie toute l’émotion du livret. Vigueur virile, soulignée par l’uniformité des costumes quasi-Mao, sombres et intemporels, presque rigides, par lesquels Elza Briand avait excellemment déshumanisé chœur et danseurs.
Dima Bawad, dont la voix légère convient parfaitement au rôle d’Amour, a un rôle apparemment secondaire mais sa présence constante, et mutine, lui confère de facto la véritable du destin.
Olivia Doray (ex-Cnipalienne) est une séduisante Eurydice, dans une robe écarlate qui contraste magnifiquement avec les tonalités sombres de l’ensemble. Sa voix limpide et sa diction parfaite ont justifié les applaudissements nourris in fine.
Mais dans cette distribution minimale (3 voix, et toutes féminines), c’est Orphée qui domine légitimement, sans pour autant écraser ses partenaires (un véritable défi). C’est une belle tessiture de mezzo à l’ambitus très large qui peut seule interpréter un tel rôle, tant la dramaturgie est intense. Julie Robard-Gendre y réussit pleinement dans un engagement scénique total et une intensité vocale de grande classe : ses graves expriment une douleur profonde, ses aigus appuyés par des vocalises éclatantes traduisent l’espérance de retrouver sa bien-aimée. Le public est resté subjugué et a écouté avec un grand respect cet opéra, libérant son enthousiasme au baisser de rideau. (Duo 84 & G.ad. Photos Cédric Delestrade ACM-Studio).