Nicolas Cavallier, dans L’Homme de la Mancha à Avignon, le 29 novembre 2015, puis Pelléas & Melisande à Toulon, 2016, et Lakmé à Avignon, 2016
Homme de théâtre, Nicolas Cavallier est venu « tard » (23 ans) au chant. Mais depuis 25 ans, après quelques années de formation – notamment à Londres -, il promène sa haute silhouette, sa chevelure d’argent et sa voix de baryton-basse sur toutes les scènes du monde. Ce week-end (novembre 2015), il endosse à Avignon le rôle-titre de la comédie musicale l’Homme de la Mancha (il l’a été à Toulouse en 2011 et Monte Carlo en 2013) après avoir été Don Quichotte (Massenet) ici même en 2005. On l’entendra aussi dans Pelléas et Mélisande de Debussy à Toulon et dans Lakmé de Léo Delibes à Avignon en mars 2016.
-Nicolas Cavallier, dans L’Homme de la Mancha, vous interprétez deux personnages, Cervantès et Don Quichotte. Comment donnez-vous la couleur spécifique de chacun d’eux ?
-En fait, je joue même trois personnages, puisque je suis aussi Alonso à la fin, quand il est confronté au Padre, le Dr Carasca. Ce qui caractérise chacun des deux personnages principaux, c’est la voix. Pour Cervantès je suis plus naturel, pour Don Quichotte plus emphatique. La position corporelle aussi est importante : Don Quichotte a le visage tourné vers la stratosphère, ses mouvements sont amples, ridicules. Il est totalement séparé de la réalité, il vit ce que Massenet appelle « une folie sublime ».
-Vous disiez un jour que vous n’aviez que huit minutes de chant dans cette œuvre…
-J’ai un duo et trois airs. Mais Don Quichotte, lui, a cinq minutes de musique, avec des tirades dans divers registres. Cervantès met en scène dans sa prison l’histoire de Don Quichotte, qui se sent investi d’une mission, un personnage finalement très poétique.
-Tout le monde a dans l’oreille la voix de Jacques Brel. Que peut apporter à cette comédie musicale un chanteur d’opéra ?
-Le volume. L’œuvre était faite à l’origine pour être sonorisée, que ce soit à Broadway ou à Bruxelles. A Toulouse on l’a jouée en opéra, avec l’ancien directeur de Tours, qui avait interprété le muletier aux côtés de Brel. Tout le monde me parle de Brel, mais moi je ne l’ai pas vu, et aucune vidéo n’a été tournée du spectacle.
-Il n’y a guère que l’extrait célèbre de « la Quête » que l’on puisse entendre sur Youtube… Mais vous-même, comment êtes-vous arrivé à ce rôle ?
-On me l’avait proposé il y a environ 12 ans. C’est Antoine Bourseiller qui me l’avait proposé, c’est d’ailleurs lui qui m’avait fait débuter. Puis ç’a été Jean-Louis Grinda qui l’a repris à Liège, avec Van Dam. Très sagement j’ai dit non, je ne me voyais pas aller dans les basques de Brel et Van Dam. Puis, ayant joué Massenet (Don Quichotte à Avignon en 2005 et à Seattle en 2012, ndlr) et ayant étudié le texte, j’ai eu un véritable ressenti par rapport au rôle. C’est un personnage fondamental dans la carrière d’une basse et d’un artiste. Parmi les rôles d’opéra, il présente un panel de couleurs, de sensations, d’émotions, très riche. Mais pour oser l’aborder, il faut être en confiance avec soi-même, et lâcher prise. Car ce n’est pas un rôle qu’on aborde jeune. Comme Don Giovanni, c’est un personnage d’expérience.
-L’aubergiste affirme que les « fous sont enfants de Dieu ». Pensez-vous que cette « folie » de Don Quichotte donne accès à la métaphysique ?
-C’était justement ce que l’on disait tout à l’autre dans l’émission de France-Culture consacrée à Cervantès et Don Quichotte. Mais savez-vous ? Il dit aussi que la folie permet de « voir le monde tel qu’il est et non tel qu’il devrait être ». En fait, Don Quichotte est en position de force. C’est lui qui explique à tous, et qui leur fait croire, que, quand on rêve que le monde est mieux, le monde peut devenir mieux ; et que quand nous rêvons que nous nous dépassons, nous pouvons alors nous dépasser. A travers ce rêve on devient ce qu’on veut devenir. Moi par exemple j’ai rêvé à 25 ans que je devenais chanteur d’opéra ; après 6 ans d’études, je le suis devenu…
-N’est-ce pas un vrai paradoxe : un fou porteur de vérité, ou dans l’Antiquité un devin aveugle Tirésias pouvant voir ce qui est inaccessible au commun des mortels ? Quelle leçon pouvons-nous en tirer ?
-Mettre de côté le scepticisme, se débarrasser de tout ce qui est négatif. Par la résistance, toutes les négations vont se sublimer. Suivant l’expression célèbre, je préfère un optimiste qui se trompe à un pessimiste qui a raison. Et à la fin de L’Homme de la Mancha, on assiste à un mouvement coordonné d’empathie, une empathie envers tous ceux qui sont sur scène. Autour de Don Quichotte et grâce à lui, tout le monde comprend enfin tout ce qui lui était inconnu. Tous ont alors une vision positive d’eux-mêmes, les tourments s’atténuent.
-Après Manon à Marseille en début de saison, après L’Homme de la Mancha à Avignon, vous allez chanter Pelléas et Mélisande à Toulon, et Lakmé en mars à nouveau à Avignon. Nous aurons certainement l’occasion d’en reparler, mais pouvez-vous en dire dès à présent quelques mots ?
–Pelléas, c’est un des opéras les plus importants de l’histoire. Et ce, quel que soit le chef, quels que soient le metteur en scène ou les chanteurs, et partout dans le monde. Important par la teneur musicale, par le propos métaphysique, c’est une œuvre à transformer, une œuvre mouvante, insaisissable. Elle a trait au mystère, elle est donc en cela fascinante. Le personnage d’Arkel est intéressant, mais aussi Golaud, qui est le seul être vraiment humain, réaliste, avec les pieds sur terre et cherchant la « vérité ». Tous les autres ont la notion de mystère ; lui, n’a pas accès à ça ; c’est un personnage vulnérable, qui a peur, et qui est donc violent.
-Et Lakmé ?
-(Sourire). C’est encore bien loin… J’y serai Nilakantha (le prêtre brahmane, ndlr), un personnage intégriste. Un tout autre personnage. Je l’avais déjà interprété à Metz dans une autre production.
-Et vos autres projets ?
–Nabucco, et le Requiem de Fauré à Seatle. » (Propos recueillis par G.ad. le 19 novembre 2015). (Photos G.ad.)