Nadine Duffaut a les révoltes d’une adolescente, mâtinées des convictions – plutôt que des certitudes – de la maturité, les unes et les autres chevillées au cœur et au corps. Une rebelle assumée dont la voix égale cache mal les frémissements de passions multiples. Pour sa nième mise en scène, passant avec le même professionnalisme de Madama Butterfly (2016, Chorégies), Faust (9 juin 2017, notre entretien ici) ou Vanda (7 avril 2018, notre entretien ici) à la Vie parisienne, elle est tout entière dans sa nouvelle création d’Orphée aux Enfers, prévue pour les fêtes de fin d’année 2018 à Avignon.
-Nadine Duffaut, parlez-nous de cet Orphée que vous êtes en train de monter…
-En fait, nous avons tellement peu de temps pour le monter que l’on n’est pas loin des travaux d’Hercule…(sourire)
-L’opérette est aujourd’hui de moins en moins présente sur les scènes…
-Je vous arrête : Orphée n’est pas une opérette… J’ai choisi la version créée à la Gaîté lyrique, avec énormément de musique et très peu de texte, et j’ai choisi pour la défendre de belles voix, des voix dignes de l’opéra.
-Parlons alors d’opéra-bouffe, la version « comédie » de l’art lyrique. Il est aujourd’hui de moins en moins présent, dans toutes les maisons d’opéra. Les raisons sont-elles financières, avec un plateau toujours très important, ou idéologiques, ou esthétiques, ou tout à la fois ?
-Effectivement, l’opérette, l’opéra-bouffe, sont moins présents. Il faut dire que très souvent c’est un genre maltraité, ou du moins traité avec peu de moyens, et considéré comme un sous-genre. Or il lui faut une distribution digne d’une scène d’opéra, un orchestre, un chœur, un ballet : c’est très exigeant. Et les gens ont besoin d’un peu de légèreté, ne croyez-vous pas ? Ce qu’on leur propose ? A la télévision, Hanouna, de la variété, des one man shows… L’opérette a complètement sa place, une place honorable, avec un travail de qualité. L’opérette est exigeante, et plus compliquée à monter qu’un opéra. On demande beaucoup plus aux chanteurs : bien chanter, évidemment, mais aussi des choses difficiles, comme jouer la comédie, bouger, parfois danser.
-Mais les chanteurs d’opéra des jeunes générations savent tout faire, du théâtre autant que du chant.
-Les chanteurs d’autrefois aussi savaient tout faire. Il ne faut pas tomber dans un jeunisme réducteur.
-La version d’Orphée que vous avez choisie est donc la première, celle de 1858 ?
-Elle est très riche, avec quantité de musiques qui ne sont pas jouées habituellement, et que je tiens à restituer. J’ai envie que l’œuvre soit complète. Aujourd’hui on veut que tout aille vite. Eh bien non, l’opéra est fait pour se poser, s’arrêter.
-On dit que la version de 1858 comporte des textes plus difficiles que celle de 1874 ; Offenbach est plutôt allé vers la simplification…
-J’ai moi-même un peu modifié le texte. Pour apprécier Orphée, il faut avoir des références culturelles, mythologiques… que la majorité du public n’a plus ! J’ai donc réactualisé le texte. On n’évoque plus les dieux : qui sont Vénus, Jupiter, Junon ? qui le sait aujourd’hui ? D’autant que les histoires en sont particulièrement compliquées ; on ne sait plus qui couche avec qui, qui trompe qui : la mythologie antique est un grand lupanar ! J’ai donc un peu transposé. Les dieux ne sont plus des dieux, mais ils ont gardé leurs traits distinctifs : Minerve est toujours une jeune fille sage, Diane, déesse de la chasse, est énergique, Mercure reste le postier puisqu’il était messager des dieux. Les dieux ne sont plus des dieux, mais on les retrouvera en qualité de dieux à la fin, dans l’énorme bal masqué. Vous parlez de simplification, mais je n’aime pas ce qui est fragmenté : les solistes, le ballet, le chœur, chez moi tout est mélangé, pour donner un grand tourbillon. J’essaie de ne pas faire d’analyse musicologique, qui m’a toujours emmerdée quand j’étais étudiante, et qui m’emmerde encore maintenant. Je ne recherche pas au-delà de la partition. Je travaille évidemment la partition, mais sans chercher ce qu’elle ne dit pas.
-Quand on pense à Offenbach, on pense à l’inévitable cancan. Or celui-ci n’existait pas en 1858 ! Quelle est son histoire dans Orphée ?
-Le cancan n’est pas du tout une invention d’Offenbach. C’est en fait un passage très court, alors que le ballet, lui, est omniprésent. Le ballet est présent comme un véritable personnage de l’histoire, jouant avec les chœurs, les solistes. On a en fait dans Orphée trois grands ballets : celui des Heures, des Mouches, et le Galop infernal, sans oublier celui des Bergers au début. Mais j’utilise le ballet… détourné ; il continue en permanence à raconter l’histoire, en complicité avec les autres artistes. Mon souhait, c’est que toutes les forces vivantes de la maison participent activement à l’action. Sans eux, pas d’Orphée.
-Vous aviez monté il y a une quinzaine d’années une Vie parisienne qui avait longtemps tourné…
-Il y a 17 ans…
-Pour Orphée vous avez fait appel à une partie du plateau de la Vie parisienne. Est-ce un atout, un garant d’homogénéité et de réussite ?
-J’ai eu la chance de choisir un grand nombre des interprètes, ce qui n’est pas toujours le cas. J’ai donc cherché dans mon entourage des interprètes qui me correspondent.
-Le couple Julie Fuchs-Florian Laconi fonctionne bien ?
-Pensez-vous que je vais vous dire qu’il ne fonctionne pas ?! (rire)
-Comment marier la légèreté des déguisements, transformations, quiproquos… avec la profondeur de l’irrévérence et de la transgression ? Quel parti pris de mise en scène ?
-Chaque personne est un personnage, les vingt choristes compris. La transgression vient de plein de petits détails, qui n’apparaissent peut-être pas en tant que tels, mais qui donnent le ton général. Notamment dans la révolte des dieux, qui rappelle des événements récents, ou un Jupiter qui ressemble à un président à qui on l’a souvent comparé. Des détails que l’on ne voit pas nécessairement, mais dont je ne pouvais pas me passer. Vous me connaissez, je suis quelqu’un d’irrévérencieux. Je ne crois pas au pouvoir, à l’autorité, à la politique….
-Un metteur en scène peut-il construire sans autorité ?
-On l’a naturellement par le travail. Elle s’acquiert comme respect du travail fourni. Je suis autoritaire naturellement, par la compétence et le travail. Si l’on n’a ni compétence ni travail, autant rester chez soi. Et j’ai aussi la confiance de mes partenaires ; ceux qui travaillent avec moi savent que je ne les mène pas à la catastrophe Je respecte toutes les difficultés, des uns ou des autres, mais dans la confiance. Je sais que les artistes font un métier difficile, je les respecte.
-Vous parlez des difficultés du métier. Mais y a-t-il, dans le livret ou la partition, des difficultés particulières ?
-L’œuvre est très mal construite. Comme souvent chez Offenbach, elle se termine très vite. En deux pages se termine une action qui a mis du temps à se construire, sur un très long développement, avec en outre des actions parallèles, qui sont nécessaires à l’action principale. Notre travail consiste à ne jamais sacrifier la fin, et même à l’étoffer pour qu’elle existe pleinement.
-Verriez-vous autre chose à ajouter ?
-Il n’y a pas de plus beau métier que de défendre l’art vivant. J’espère que l’art vivant continuera à être très longtemps présent dans les maisons d’Opéra, celle d’Avignon notamment, avec toutes les forces artistiques qui les font vivre : orchestre, ballet, chœur… Il faut réduire le budget ? J’ai une solution : réduisons l’administration ! Dans beaucoup de villes – je ne parle pas d’Avignon -, l’administration compte pour 80%, alors que l’artistique est réduit à 20% ! Inversons… C’est l’artistique qui doit être au sommet, l’administration à son service. Ici par exemple le ballet a perdu un poste de pianiste…
-Celui de Pierre-Luc Landais ?
-Oui. En conséquence il y a eu une heure, où pendant que se donnait le cours de danse j’ai dû me mettre moi-même au piano pour accompagner le ballet en répétition pour Orphée. (Nadine Duffaut est connue pour être bonne musicienne, et connaître parfaitement toutes les partitions des œuvres qu’elle met en scène, ce qui force toujours l’admiration de ses partenaires. NDLR). Et l’un des pianistes du ballet a, lui, glissé vers les chœurs.
-Alors, comment se déroulent les répétitions d’Orphée ? La metteure en scène ne peut tout de même pas être aussi pianiste accompagnatrice !
–On travaille sur enregistrement… Parlez-en à Eric Belaud… (directeur artistique du Ballet du Grand Avignon, NDLR) (Propos recueillis par G.ad. Décembre 2018).