« Je garde la curiosité »
Le monde de la musique est en deuil. Manu Dibango vient de décéder ce mardi 24 mars 2020 à 86 ans, premier artiste à être victime du Covid-19. Après lui, ce seront Ellis Marsalis (1er avril), puis Christophe (16 avril), et Idir (2 mai)
C’était une voix généreuse, un rire chaleureux. On le croyait invulnérable. Je l’avais interviewé en juillet 2017, au Festival In d’Avignon. Il participait au magnifique spectacle d’Angélique Kidjo et Isaak de Bankolé, Femme noire, en hommage à Léopold Sedar Senghor (1906-2001) dans la Cour d’honneur du Palais des papes. Senghor avait été élève de la prestigieuse Ecole Normale Supérieure, poète, écrivain, premier homme noir agrégé de Grammaire, premier Africain membre de l’Académie française, ministre en France, premier président de la république du Sénégal (1960-1980), chantre de la négritude avec Aimé Césaire. Il m’avait offert l’honneur et le bonheur d’un échange épistolaire quelques années plus tôt, et avait publié – à mon insu – dans sa revue de poésie francophone deux poèmes « à la manière de Senghor » que je lui avais envoyés en hommage.
Une double raison de rencontrer alors cette « jeune » légende du jazz de 84 ans qu’était Manu Dibango.
Une légende que Mediamass considérait comme « le musicien le mieux payé du monde », et dont la chanson Soul Makossa (1972) avait récemment été élue « la plus belle chanson jamais écrite dans le monde » entre plus de 1.000 chansons de 80 pays, d’après une enquête internationale de février 2020 publiée le 23 mars 2020 par Watch and Listen.
-Manu Dibango, que représente pour vous le festival d’Avignon ?
–Je suis venu à Avignon en concert comme tout un chacun. Mais c’est la première fois que je vais fouler le sol de ce magnifique festival. Je suis heureux et impatient. Il y avait du beau linge à l’époque de Jean Vilar ! Moi je suis arrivé en France l’année après la création. Par la suite j’ai vu le travail de Vilar avec Duke Ellington par exemple. C’est un monsieur qui voyait loin. Je connais l’histoire du festival. J’aime suivre le Off aussi ; il y a des pépites qui sortent de là.
-Comment a été conçu le spectacle Femme noire ? Serez-vous voix ou saxo, ou les deux ?
-C’est Angélique qui l’a conçu, en chanteuse. Ce sera du minimalisme au point de vue musical, avec deux ou trois musiciens qui illustrent, mais ce n’est pas plus mal. Moi je serai saxo. Les thèmes vont être fournis par Angélique pour nous faire contrepoint.
-Quelle image avez-vous de Senghor ?
–Il y avait plusieurs Senghor en un. Il a été, dans les années 20, l’un des premiers, avec Aimé Césaire, à évoquer la question noire ; le problème noir alors se posait peu, sinon quant à l’esclavage et à la colonisation. Ce noyau a été le premier ferment de la francophonie. Senghor m’aimait bien, il recevait beaucoup. Il était très pointu. Quand il parlait, il y a avait quelques éléments que je ne connaissais pas ; c’était un bonhomme complexe, qui avait plusieurs univers. Il volait très haut ! Quand il descendait, il nous retrouvait en bas (sourire). J’ai même composé un morceau pour lui en 76, pour ses 70 ans, un portrait musical pour lui.
-Si vous n’aviez pas été ce que vous êtes, qu’auriez-vous aimé être ou faire ?
–C’est un peu tard, vous ne croyez pas (éclat de rire) ? Je me méfie des « si ». Quelle que soit la chose qu’on fait, ce qui est intéressant c’est la curiosité. Je garde la curiosité, je voyage… Pantagruel était plein de gourmandise, non (rire) ? (Propos recueillis par G.ad.)
Emmanuel N’Djoké Dibango, dit Manu Dibango, était né le 12 décembre 1933 à Douala. Il possédait la double nationalité, camerounaise et française. A la fois saxophoniste et chanteur, il incarnait notamment le « world jazz » aux influences musicales multiples, africaines et européennes. Scolarisé en France dès 1949, il s’était fait connaître en 1967 par son 1er big band. Depuis lors, n’avait cessé de donner des concerts et de participer à de nombreux festivals. En 2015, Manu Dibango avait été nommé Grand Témoin de la Francophonie aux Jeux Olympiques et Paralympiques de Rio 2016.
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