Du vaudeville à l’univers onirique : passage tout en douceur
Vendredi 24 novembre 2023, 20h ; dimanche 26 novembre 2023, 14h30, durée 2h30, Opéra Grand Avignon (site officiel)
Direction musicale, Robert Tuohy. Mise en scène, Jean-Louis Grinda. Assistante à la mise en scène, Vanessa d’Ayral de Serignac. Chorégraphie, Eugénie Andrin. Décors et costumes, Rudy Sabounghi. Assistant aux costumes, Quentin Gargano Dumas. Lumières, Laurent Castaingt. Vidéo, Julien Soulié. Études musicales, Franck Villard
L’Heure espagnole
Opéra en un acte, livret de Franc-Nohain. Arrangement pour petit orchestre de Gabriel Grovlez. Créé le 19 mai 1911 à l’Opéra-Comique. Éditions Durand
Scénographie & costumes, Rudy Sabounghi. Dessin et ambiances aquarellées projetées, Louis Lavedan. Assistant décor & effet vidéos, Julien Soulier. Assistant costumes, Quentin, Gargano Dumas.
Concepcion, épouse de Torquemada, soprano, Anne-Catherine Gillet. Gonzalve, bachelier poète, ténor, Carlos Natale. Torquemada, horloger, ténor, Kaëlig Boché. Ramiro, muletier, baryton, Ivan Thirion. Don Inigo Gomez, riche financier, basse, Jean-Vincent Blot
L’Enfant et les sortilèges
Fantaisie lyrique en deux parties, livret de Colette. Arrangement Thibault Perrine. Créé le 21 mars 1925 à l’Opéra de Monte-Carlo.
L’enfant, Brenda Poupard. Maman, Aline Martin. Tasse chinoise / Libellule / Pâtre, Albane Carrère. Le Feu / Le Rossignol / Princesse, Amélie Robins. Chatte / Écureuil, Ramya Roy. Pastourelle / Chauve-souris, Héloïse Poulet. Bergère / Chouette, Anne-Catherine Gillet. Fauteuil / Arbre, Jean-Vincent Blot. Horloge comtoise / Chat, Ivan Thirion. Théière / Rainette / Petit Vieillard, Kaëlig Boché
Les humains : le pâtre, soprano ; la pastourelle, soprano ; la princesse, soprano ; l’enfant, mezzo-soprano ; Maman, contralto, le petit vieillard, trial.
Les animaux : le rossignol, soprano ; la chauve-souris, soprano ; l’écureuil, mezzo-soprano; la chatte, mezzo-soprano; la libellule, contralto; la rainette, ténor; le chat, baryton.
Les objets : la bergère, soprano ; la tasse chinoise, contralto ; la théière, ténor ; l’horloge comtoise, baryton ; le fauteuil, basse ; le chêne, basse.
Chœur et Maîtrise de l’Opéra Grand Avignon
Danseurs du Conservatoire du Grand Avignon
Orchestre national Avignon-Provence
* En coproduction avec l’Opéra de Tours, l’Opéra de Monte-Carlo et l’Opéra Royal de Wallonie
** Production de l’Opéra de Monte-Carlo
Voir aussi l’annonce du spectacle, avec le détail des interprètes
Soirée rafraîchissante, qui a charmé le public : mises en scène (au pluriel) réussies de Jean-Louis Grinda, et somptueusement éclairées, excellents solistes (11 dont 4 communs) dans une partition acrobatique, très belle prestation de l’orchestre sous la baguette précise de Robert Tuohy, chorégraphies jubilatoires d’Eugénie Andrin, enfants et danseurs croquignolets.
S’il est désormais de tradition de présenter ensemble les deux – seuls – opéras de Ravel, composés à 14 ans d’intervalle, l’atmosphère en est pourtant bien différente.
L’heure espagnole est un vaudeville parlé-chanté : lors des absences de son horloger de mari, une femme jongle entre 2 amants déclarés et un 3e occasionnel, autour d’horloges omniprésentes, creuset des ressorts comiques.
L’enfant et les sortilèges est une fantaisie lyrique, où un gamin insupportable voit se liguer contre lui tous les éléments qu’il a méprisés, maltraités voire torturés : domestiques de cette famille bourgeoise, objets, animaux. Un geste de compassion de sa part assurera in fine à ce diable de gosse consolation et pardon, sans angélisme mièvre ou sentimentalisme moralisateur.
L’Opéra Grand Avignon reprend la production créée en 2010 à l’Opéra de Monte Carlo, lieu où justement l’Enfant et les sortilèges avait été créé il y a presque 100 ans ; Jean-Louis Grinda, par ailleurs directeur des Chorégies d’Orange depuis 2016, était en 2010 directeur de la maison monégasque jusqu’au 31 décembre 2022, avant que ne lui succède Cecilia Bartoli ; c’est lui qui a signé cette mise en scène réussie. Et c’est une judicieuse initiative que d’avoir réveillé cette belle endormie, qui poursuivra sa tournée à l’Opéra de Tours et à l’Opéra Royal de Wallonie.
Si je n’ai pas pour le vaudeville, fût-il lyrique, les yeux et les oreilles de Chimène, j’apprécie néanmoins que mes voisins de salle s’esbaudissent joyeusement à l’efficacité comique du livret de Franc-Nohain. Dans un décor aquarellé aux fausses perspectives et faux reliefs, la mise en scène vigoureuse fait claquer les portes, se croiser les amants, s’ignorer les rivaux, cachés dans des horloges voisines. Le ténor Kaëlig Boché incarne un Torquemada fort sympathique, plus amoureux sans doute de ses mécanismes d’horlogerie que de sa pétulante épouse, incarnée par Anne-Catherine Gillet, aussi séduisante en amante survoltée qu’en épouse faussement dépassée par les événements ; elle maîtrise parfaitement tout l’ambitus, des médiums assurés jusqu’aux aigus les plus solidement dessinés. Les trois prétendants affirment des caractères bien trempés, brossés à grands traits, sans caricature et avec une vis comica dont ils se régalent autant que le public. Le ténor Carlos Natale tire vers la fantaisie précieuse son rôle de poète amant déjanté ; la basse Jean-Vincent Blot, en riche financier pansu, se laisse berner avec une belle et bonne humeur, et mène avec l’horloge dans laquelle il s’est réfugié une lutte dont il ne pourra sortir seul… Le baryton Ivan Thirion sert, pour la dame, de valeur-refuge : sa carrure athlétique, sa tessiture rassurante et chaude, ainsi que la serviabilité de son personnage, savent bousculer le cœur et le corps !
La profondeur psychologique n’étant pas la qualité essentielle de l’Heure espagnole, la mise en scène joue intelligemment sur la frontalité vers la salle ; les acteurs se regardent à peine, donnant alors pleine mesure dans les gestes, les mouvements ; le rythme s’en trouve renforcé, et la salle prise à partie…
Comme dans toute comédie, tout se termine bien, et la belle répartition des voix, ainsi que les qualités scéniques de chaque interprète, s’assurent un succès mérité.
Autre pièce, autre atmosphère.
L’homogénéité entre les 2 pièces est néanmoins assurée par une distribution majoritairement commune. Et par l’unicité de l’équipe de mise en scène autour de Jean-Louis Grinda et de Laurent Castaing aux lumières, toujours inspiré. Comment représenter le basculement dans le rêve ? Telle est assurément une question récurrente, dont la réponse peut être qu’unique et circonstanciée. Celle-ci est efficace et judicieuse. Évitant les déguisements outranciers, en théière, en écureuil ou en… horloge comtoise, il dessine un glissement progressif, du monde réel vers l’univers onirique, qui touche au paroxysme d’intensité quand l’enfant va justement délier involontairement sortilèges, en entourant avec délicatesse la blessure d’une de ses victimes : le pansement sera rédempteur.
Les décors, concrets ou projetés, témoignent d’une jolie ingéniosité. Les costumes évoluent doucement, des teintes contrastées et sombres, vert une profusion de couleurs et de nuances. Les meubles, anguleux, s’effacent au profit d’accessoires protéiformes et kaléidoscopiques.
Quant aux voix, chaque soliste est parfaitement à sa place. Engagés avec détermination et finesse dans leurs rôles, ils semblent se jouer des acrobaties vocales les plus exigeantes.
Brenda Poupard, mezzo, reprend le rôle-titre, qu’elle a déjà chanté à Bordeaux, et qu’elle reprendra en février à Tours dans cette même production de Monte Carlo ; elle est savoureuse en gamin colérique et insupportable. Dans le rôle de sa maman, la chaleureuse mezzo Aline Martin distille sa bienveillante distraction. Peut-être la soprano Amélie Robins, dans le rôle un peu contraint de la Princesse, n’a-t-elle pu donner le souriant abattage qu’on lui connaît ; on l’attend en Kate Pinkerton (Madama Butterfly, Puccini) au Festival d’Aix-en-Provence 2024. L’autre soprano, Héloïse Poulet, demi-finaliste des Voix nouvelles 2023, tient ses promesses en Pastourelle et Chauve-Souris. Les deux mezzos ne déméritent point, Ramya Roy dans le double rôle de Chatte et Ecureuil, et Albane Carrère qui joue la délicatesse et la fantaisie dans le triple rôle de Tasse chinoise / Libellule / Pâtre (objet/animal/personnage). Quant aux interprètes de l’Heure espagnole, ils sont reconvertis avec bonheur, Héloïse Poulet en Pastourelle/ Chauve-souris, Anne-Catherine Gillet en Bergère/ Chouette, Jean-Vincent Blot en Fauteuil/ Arbre, Ivan Thirion en Horloge comtoise (celle qu’il ne cessait de déménager précédemment !!!)/ Chat, et Kaëlig Boché en Théière/ Rainette/ Petit Vieillard.
L’Orchestre National Avignon-Provence livre en finesse et précision une partition dont les difficultés sont bien connues, conduit avec une intelligente autorité par Robert Tuohy, qui a œuvré à Toulon et Marseille, à côté de diverses maisons internationales. On connaît plusieurs versions de ces partitions, arrangées ou réorchestrées pour diverses formations ; la formation d’orchestre « réduit » se prête parfaitement à cette lecture des œuvres, auxquelles Jean-Louis Grinda a su donner une homogénéité et une cohérence que bien des productions lui envieraient. Le Chœur, réduit par le compositeur à la portion congrue – dommage pour l’Opéra Grand Avignon, qui a la chance d’avoir un chœur-maison ! – est chaleureusement applaudi aussi.
Mais l’unanimité s’est faite, sans réserve, sur la chorégraphie ; l’exquise sensibilité d’Eugénie Andrin, que l’on a bien souvent soulignée dans des productions antérieures, dessine des tableaux tout en finesse : le pas-de-deux autour d’un drap-nappe, et ces grenouilles si croquignolettes dans le miroir de fond de scène ! Les enfants de la Maîtrise, sous la direction de Florence Goyon-Pogemberg, les danseuses du Conservatoire…. ont fait courir une vague d’admiration bienveillante dans la salle…
On passera sur 6 petites coquilles de surtitrage, dans cette réalisation qui renaît aujourd’hui, pour entamer une tournée dans les maisons coproductrices.
G.ad. Photos Mickaël & Cédric@Studio Delestrade
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