Actuellement en Angleterre avant de partir pour Vienne après une halte à Avignon (janvier 2017), cet Italien citoyen du monde répond en français avec une facilité déconcertante, et une prolixité généreuse. Comme s’il poursuivait une conversation amicale à peine interrompue par une absence. La rencontre à Avignon, une semaine plus tard, lors d’une répétition puis des après-concerts, confirmeront sa générosité, son sourire, sa délicieuse humilité. Plus que ses propos, on retient surtout la personnalité de Leo Nucci, qui nourrit tous ses rôles. A 75 ans bientôt, il enchaîne toujours les rôles et les tournées.
-Verdi vous accompagne tout au long de votre riche carrière. Vous avez pour ce compositeur une affection particulière.
-Plus ou moins. Spécialement dans les dernières 20 années. J’ai pendant ce temps chanté aussi Pagliaccci ou Manon, mais Verdi, c’est vrai, est plutôt mon répertoire.
-Qu’a-t-il de spécifique ?
-C’est un compositeur qui a les valeurs de la vie, de la musique. J’aime évidemment tous les compositeurs, et toute la musique classique, mais il y a chez Verdi quelques particularités, que j’éprouve quand je le chante, comme par exemple la tendresse d’un père. C’est dans mon caractère, ce n’est pas seulement une question de voix. Ou peut-être ma voix s’est adaptée à Verdi ?
-On dit de vous que vous êtes un grand baryton verdien. Comment peut-on définir un baryton verdien ?
-Il y a beaucoup de théorie. La théorie est nécessaire, bien sûr, pour écrire des livres, mais ce n’est pas ce qui m’intéresse. La vérité, c’est que Verdi a complètement changé la position de la dramaturgie et de la vocalité du baryton. Si vous écoutez tout le répertoire avant Verdi – je suppose que vous le connaissez ? -, qu’il soit italien ou français ou allemand, il n’y a pas vraiment de barytons. Le baryton n’a qu’une contre-position dans la dramaturgie. L’opéra, c’est un ténor, et une fille, et un personnage qui est contre. Dans Verdi, tout change. Verdi a baissé la tessiture du ténor et levé la tessiture du baryton, et il a fait du baryton un véritable protagoniste, pas seulement un rôle d’opposition. Rigoletto, Macbeth, … sont de vrais rôles de barytons, mais aussi dans Traviata. Verdi a écrit beaucoup d’ouvrages dédiés à un baryton. Regardez dans Traviata, dans le 2e acte, dans cet incroyable duo avec Violetta, le baryton est bien plus important que le ténor ! Dans le répertoire italien le baryton n’a pas un rôle de premier plan. Scarpia, par exemple, n’est pas un protagoniste, il n’est qu’un second rôle. Gérard, dans Andrea Chenier, n’est pas un grand rôle non plus ; il ne termine pas l’ouvrage. Et après Verdi, dans le vérisme italien, c’est un retour à l’idée traditionnelle de la dramaturgie théâtrale. On ne voit jamais les caractéristiques humaines du baryton avant Verdi, il n’a pas d’humanité, et il n’en aura plus après lui. Cette caractéristique humaine, on ne la voit guère que chez Mozart pour le baryton, et encore pas encore complètement développée : Don Giovanni, Leporello le sont un peu, mais pas complètement définis.
-Votre duo avec Patrizia Ciofi fonctionne bien. J’ai encore, comme bien d’autres, des frissons en repensant à votre Rigoletto d’anthologie aux Chorégies d’Orange en 2011. Avez-vous avec Patrizia des points communs ?
-Avec Patrizia on a la même idée du théâtre, et notamment du théâtre verdien, qui est avant tout de la parole chantée. Il n’y avait pas, dans le répertoire musical, de duos. Ecoutez celui de Traviata : c’est du théâtre pur, de vingt minutes. On ne trouvera cela que chez Wagner. C’est la dramaturgie absolue. En tout cas c’est ce que je pense, c’est ma vérité à moi, parce que la vérité unique n’existe pas. Pour moi, il faut que les chanteurs soient dans l’idée que c’est du théâtre, avec une histoire à raconter, qui signifie quelque chose. Il ne faut pas penser seulement à la voix ; la mélodie est là pour une signification, pour un sens, pas pour elle seule. Moi je cherche ce que Verdi appelle « la parola scenica »… excusez-moi, je ne sais pas comment le dire. Mais pour faire ça, il faut chanter pour être vraiment les personnages, et pas seulement des chanteurs. Entrer dans le caractère des personnages. J’ai beaucoup chanté avec Patrizia, Traviata entre autres. On y est vraiment deux personnages qui se rencontrent. Dans la situation terrible où elle se trouve, Violetta est le plus grand personnage du monde de l’opéra. Moi je suis complètement fou de Violetta. A Orange, dans le concert Verdi, on n’avait pas de décor, pas de costume. Moi j’ai entendu le public avec une grande émotion. Vous savez, on n’a pas besoin de costume, de maquillage, de décor. C’est l’attitude théâtrale qui importe, entre autres dans cet incroyable duo et dans Rigoletto.
-Vous avez une énergie incroyable. Où la puisez-vous ? Dans le stress de la scène, dans le sport, dans une hygiène de vie ?
-Je fais une heure et demie d’étude du violoncelle chaque jour. C’est pour moi une récréation. Je viens du trombone, et je suis passé au violoncelle depuis quelques années. Pas nécessairement pour jouer un morceau, mais pour me détendre. D’ailleurs, vous savez, le violoncelle, c’est le baryton de l’orchestre ! (rire). C’est vrai que je suis encore en forme, avec un grand legato. Pour ça, il faut aussi faire de l’exercice. J’espère me tromper, mais il me semble qu’aujourd’hui on pense beaucoup trop à la carrière. Or notre métier, ce n’est pas une carrière, c’est une attitude, une discipline. Moi j’ai eu la chance incroyable de chanter avec les plus grands chanteurs du passé. Aujourd’hui les jeunes chanteurs passent tellement vite… Cette année, j’ai cinquante ans de métier. Le 30 janvier, je fêterai mes quarante ans de Scala, et en septembre mes cinquante ans de métier. En fait je chante depuis cinquante-deux ans, mais mes débuts officiels, c’était il y a cinquante ans. Rendez-vous compte, c’est en 1951 que j’ai commencé à étudier la musique !
-A côté du violoncelle pour vous détendre, un peu d’exercice pour entretenir votre forme ?
-(rire) En ce moment il fait trop froid, mais quand je suis près du Mont Ventoux, l’été… Peut-être cet été quand je serai à Orange avec Rigoletto. Je fais du vélo dès que j’ai une heure de libre. Ce n’est pas un hobby, ça fait partie de ma vie. L’année dernière, je faisais tous les jours entre cinq et dix kilomètres. Mais c’est l’unique sport que je pratique. Autrefois j’ai fait du cheval, mais maintenant c’est fini.
-Dans votre longue et brillante carrière, même si vous n’aimez pas ce mot, y a-t-il un rôle qui vous ait échappé, qu’on ne vous ait jamais proposé ?
-Je n’aime pas l’idée de carrière en effet…
-Celle de chemin, alors ?
-Oui, le chemin. (rire). Des rôles, il y en a beaucoup que j’aurais pu chanter. J’avais pensé à Hamlet, par exemple, de Thomas. Mais en fait j’aime le théâtre. Et la même question se pose ici et en Italie, celle de l’argent. Il y a beaucoup d’œuvres qu’on ne monte pas à cause de l’argent. Pour moi, je n’ai pas chanté le répertoire de Mozart, sauf Idomeneo. Mais chez lui c’est plutôt basse-baryton. J’aurais pu le chanter, mais j’ai choisi mes rôles pour la santé de ma voix.
-Vous évoquez les problèmes d’argent. On se souvient de ce fameux 17 mars 2011, au Teatro dell’Opera de Rome, à l’occasion du 150e anniversaire de l’Unité italienne. Vous teniez le rôle-titre de Nabucco. Riccardo Muti, qui dirigeait, avait appelé à un « Risorgimento de la culture », bissant exceptionnellement le « Va pensiero » du chœur des esclaves, repris par la salle, en présence des autorités de l’Etat. La situation de la culture a-t-elle changé aujourd’hui ?
-Vous savez, j’ai une maison de vacances en France, à Menton. Nous avons les mêmes problèmes en Italie et en France, et ailleurs (rire). Nous en discutions encore avec mon ami Muti dimanche passé, où nous avons mangé ensemble. (soupir). Bientôt ça va coûter trop cher de faire de l’opéra. L’opéra de Paris est comme la Scala : ça marche bien. Mais à côté, dans les autres maisons d’opéra on ne fait que de petites saisons. Pas comme à Bologne, par exemple, où il y a un spectacle tous les soirs ! Nous, on en est encore à des saisons à la façon des années 1800-1900, avec un orchestre fixe ; il faudrait changer ! Et en plus on a perdu la possibilité de trouver un public nouveau. Après Avignon, je vais à Vienne chanter Nabucco. Savez-vous qu’à Vienne, il y a quatre cents théâtres, et qu’ils sont pleins tous les soirs ? Chez nous en Italie c’est différent, et je pense qu’en France c’est la même chose. La politique, à mon avis, est responsable. Avec les impôts que je paye, je souhaiterais voir faire plus pour la musique. J’ai la sensation que la politique a choisi de protéger l’opéra seulement pour une image, une vitrine, et qu’on n’en fait pas une vraie question culturelle. Or on ne peut pas faire du théâtre une question d’élite. La musique est faite pour tous. En Allemagne il y a soixante théâtres nationaux, et il y a le public. Ça fait partie de la culture. Pour nous, il y a mille personnes, toujours les mêmes. Et les autres ? Ils vont voir les photos, c’est tout. Il faut aller à la rencontre des publics nouveaux, leur faire comprendre que la musique, c’est pour eux. Savez-vous ce qu’ils répondent ? « Je voudrais bien, mais comment je m’habille ? » On en est encore là ! Je réponds : « Tu viens avec ton jean » !
-Si vous n’aviez pas été chanteur lyrique, qu’auriez-vous aimé faire, ou être ?
-Moi, avant de chanter dans mes études, j’étais mécanicien pour manger. J’avais aussi espéré faire le cycliste, mais une carrière de vélo s’arrête à 35 ans ! (rire). On dit toujours, avec mon épouse, qui était chanteuse aussi, qu’on avait toujours fait ça sans penser à la carrière, à la publicité. On n’est jamais entrés dans le système, dans la jet set de l’opéra. J’ai eu une chance incroyable, en voyant Pavarotti par exemple. J’ai quitté le système pour ça. Quand je sors du théâtre, je suis Leo Nucci tout simplement. Mais pour ça je dis beaucoup de non. Par exemple, je suis revenu il y a quatre ans seulement à Orange. J’avais eu un contrat en 1982 pour Don Carlo avec Montserrat Caballe ; et puis, changement de programme, on me dit : « On va faire Gioconda ». Eh bien, je quitte, ce n’est pas un répertoire pour moi. D’autres seraient sans doute restés, moi non. Du coup, je ne suis plus venu à Orange. Je ne suis pas un mercenaire de la musique, je ne chante pas un répertoire qui n’est pas le mien. J’ai enregistré Tosca, et même deux éditions différentes ; mais je n’ai donné que quatorze représentations de Tosca : ce n’est pas mon répertoire. Mon ami Ruggiero Raimondi, lui, chante Scarpia. Mais Scarpia est une basse-baryton, pas un baryton. Moi je fais mon métier, sans aller vers ce qui n’est pas fait pour moi. La seule question que je me pose est : combien de choses on va découvrir chaque jour, c’est tout ». (Propos recueillis par G.ad., par téléphone le 11 janvier, confirmés ensuite de vive voix. Photos de répétition G.ad.)