Opéra de Marseille, 22-30 octobre 2019. http://opera.marseille.fr/
Livret de Jules BARBIER et Michel CARRÉ, inspiré du recueil de Gérard de NERVAL, Voyage en Orient
Création à Paris, Opéra, salle Le Peletier, le 28 février 1862
VERSION CONCERTANTE
Direction musicale Victorien VANOOSTEN
Balkis, Karine DESHAYES (prise de rôle). Bénoni, Marie-Ange TODOROVITCH. Sarahil, Cécile GALOIS
Adoniram, Jean-Pierre FURLAN. Soliman, Nicolas COURJAL. Amrou, Éric HUCHET. Phanor, Régis MENGUS. Méthousaël, Jérôme BOUTILLIER. Sadoc, Éric MARTIN-BONNET
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille
Attention rareté ! La partition méconnue de Charles Gounod La Reine de Saba fait son grand retour à l’Opéra de Marseille avec une distribution éblouissante. Version concertante
À Jérusalem, l’architecte Adoniram est confronté à d’importantes difficultés dans son nouveau projet de fonte d’une vasque monumentale : la mer d’airain. Il apprend que la reine de Saba doit rendre visite à Soliman, avec qui elle doit se marier. S’ensuit une intrigue alliant une histoire d’amour impossible entre la reine et l’architecte mais également des manœuvres guidées par l’esprit de vengeance de trois ouvriers d’Adoniram.
Dossier de l’Opéra de Marseille
Le grand retour de La Reine de Saba
Le 28 février 1862, l’Opéra de Paris (encore loge salle Le Peletier) accueille la création d’une nouvelle partition de Charles Gounod intitulée La Reine de Saba. Gounod a longtemps rêvé de son retour à l’Opéra après y avoir créé, sans grand succès, Sapho (1851) et La Nonne sanglante (1854). Surtout, depuis ces deux tentatives, sa musique est totalement absente de la première scène lyrique parisienne. Tout Paris connaît pourtant les mélodies de Faust, qui a vu le jour en 1859 au sein du Théâtre Lyrique. Tout Paris connait également les fideles librettistes de Gounod – Jules Barbier et Michel Carré – qui ont assuré le succès de Faust en adaptant Goethe dans un opéra. C’est d’ailleurs avec le directeur du Théâtre Lyrique – Leon Carvalho – que Gounod commence les négociations pour une nouvelle création destinée à cette scène. Malheureusement, le Théâtre Lyrique est en très mauvaise posture financière et se voit contraint d’abandonner le projet encore intitulé La Reine Balkis. Logiquement, Gounod se tourne vers le directeur de l’Opéra, Alphonse Royer, qui accepte le projet en 1861. La Reine de Saba sera donc présentée sur la scène de l’Opéra, ce qui induit, pour son auteur, le respect d’un cahier des charges contraignant. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les témoignages livrés par Giuseppe Verdi lors de la création de certaines de ses partitions pour Paris, notamment Les Vêpres siciliennes en 1855. Verdi se plaît à surnommer l’Opéra « la grande boutique » tant le personnel de l’institution est pléthorique, tant le processus de création est long et compliqué. Lors des répétitions de La Reine de Saba, on avance le chiffre de 131 services, ce qui correspond à quelques dizaines de moins seulement que pour le Tannhäuser de Wagner qui avait battu certains records. Richard Wagner ne sera pas plus tendre avec l’Opéra, notamment en 1861, lors de la création de son Tannhäuser, en français, spécialement adapte par ses soins pour la scène parisienne. Les compositeurs souhaitant présenter leur travail dans ce théâtre doivent en effet satisfaire un certain nombre d’exigences, censées combler le « goût » du public ainsi que mettre en avant les compétences des corps de métier de l’Opéra. C’est ainsi que – quelle que soit la partition – le compositeur se voit contraint d’offrir au public des scènes de foule, des changements de décors variés du fait d’un découpage de l’ouvrage obligatoirement en cinq actes, au moins une grande scène de ballet – à positionner impérativement au deuxième ou troisième acte de la soirée afin que les abonnés aient le temps de finir tranquillement leur dîner avant d’apprécier le ballet et ses interprètes. En plus de ces considérations largement accessoires, il faut ajouter les revendications des interprètes de la troupe, qui exigent que les compositeurs leur offrent de grandes scènes pour mettre en valeur leurs capacités vocales. Les chanteuses et chanteurs souhaitent de grandes scènes pour leur entrée en scène, généralement accompagnées par le chœur, mais exigent également du compositeur qu’il sollicite divers registres d’expression. Ainsi, des airs de « bravoure » doivent impérativement alterner avec des airs jouant sur l’émotion. Soulignons d’ores et déjà que pour La Reine de Saba, Gounod s’est affranchi des exigences des chanteurs. Le rôle de la reine, par exemple, n’est pas pourvu d’un air dit « d’entrée ». Balkis doit attendre le troisième acte pour faire entendre sa « grande scène » au nom prémonitoire : « Me voilà, seule enfin ! »
Une fois que la partition est prête à entrer en période de répétitions, il faut pour le compositeur s’accommoder avec la censure étatique mais également avec la censure du directeur du théâtre qui peut, à loisir, demander au musicien de supprimer certains passages qu’il juge hors de propos ou simplement trop longs. La Reine de Saba ne fait pas exception à la règle et la partition est présentée sur la scène de l’Opéra, amputée en de nombreux passages, notamment de la scène – pourtant capitale – de la « fonte », au deuxième acte. Pour justifier cette coupure, on avance un impératif de sécurité… La danseuse étoile de la soirée fait également valoir ses exigences et demande à Gounod qu’il compose un solo de flûte afin d’accompagner sa scène. Comble du malheur, Gounod doit également travailler avec le chef d’orchestre de l’Opéra, Louis Dietsch, qui est précédé d’une triste réputation de chef médiocre. Pour s’en convaincre, il suffit de se rapporter une nouvelle fois, aux paroles de Wagner qui, un an avant La Reine de Saba, avait déjà trouvé à se plaindre du manque de professionnalisme de l’Orchestre de l’Opéra ainsi que de son chef. « Mais le problème principal provenait de l’incapacité du chef d’orchestre, Monsieur Dietsch, dont je n’avais pas soupçonné jusque-là à quel point il était incompétent. Dans nos innombrables répétitions avec orchestre, je m’étais habitué à considérer Diestsch comme une machine, et de ma place sur la scène, vis-à-vis de son pupitre, je le dirigeais, lui et l’orchestre, indiquant mes tempi avec tant de fermeté… Mais aussitôt que Dietsch était livré à lui-même, tout s’effondrait : il n’y avait plus un tempo, plus une nuance dont l’exécution fût sûre et fiable… Sous la direction de Dietsch tous les contours de ma musique s’effaçaient et s’évanouissaient dans un chaos incolore, les chanteurs perdaient leur assurance et même les pauvres petites danseuses perdaient la mesure en voulant exécuter leur pas trivial. » (Richard WAGNER, Ma Vie, Traduction de Noémie Valentin et Albert Schenk, revue par Jean-François Candoni, Édition Folio classique, p. 399-400). Après ces éprouvantes répétitions, la première représentation ne console pas davantage Gounod. L’échec est total, et l’on accuse même le compositeur de « wagnérisme », ce qui est loin d’être un compliment (ni de signifier grand-chose) pour la critique parisienne de l’époque. Bien que Gounod ait largement développé l’importance de son orchestre dans la conduite de motifs mélodiques accolés à des situations précises ou à des personnages (ce qui pourrait justifier l’assimilation à Wagner), l’ouvrage n’en demeure pas moins délibérément français et s’inscrit dans la lignée du « grand Opéra français », genre déjà en déclin en 1862. Après avoir connu son apogée avec Meyerbeer et son Opéra Robert le diable en 1831, le « grand Opéra » est un genre qui peine à se renouveler. A force de rechercher le grandiose, les « effets de foule » et à émerveiller le public, les compositeurs délaissent souvent la qualité de leur livret, la vraisemblance des situations présentées et surtout accordent peu de substance à leurs personnages. La Reine de Saba ne fait pas exception à la règle et il serait bien vain de tenter de défendre un livret dépourvu de véritables enjeux et qui « oublie » de traiter avec consistance le personnage qui lui donne pourtant son titre, la Reine Balkis elle-même. Adoniram est à peine présente et Soliman ne parvient jamais à incarner de manière crédible « l’élément dérangeant » de ce triangle amoureux. Gounod, par le choix de ce sujet, s’inscrit pourtant dans la lignée du romantisme français incarnée par des auteurs comme Victor Hugo mais aussi – et surtout ici – Gérard de Nerval. Les romantiques ont un goût du voyage et permettent une relative ouverture sur le monde aux lecteurs à qui ils apportent dépaysement et récits issus de légendes lointaines. L’Orient est au centre de leur attention et les différences de culture et de mode de vie sont soigneusement décrites. Les journaux se plaisent également à publier des récits de voyages et ces publications rencontrent un grand succès auprès des lecteurs. C’est justement dans un de ces journaux périodiques – Le National – que Gérard de Nerval publie autour de 1840 les fragments de son Voyage en Orient. Le voyage, quant à lui, commence en 1843 et l’auteur publie l’intégralité du texte en 1851. Cet ouvrage évoque les différentes contrées visitées par l’écrivain : notamment l’Egypte, le Liban et Constantinople. La légende de la Reine Balkis trouve sa place dans l’ouvrage dans la partie intitulée Les Nuits du Ramazan, sous le titre Histoire de la reine du Matin et de Soliman, prince des Génies. Pour être tout à fait complet, il convient également d’évoquer le fait que l’auteur était attire par ce récit bien avant son voyage. Fasciné par la chanteuse Jenny Colon, Nerval entreprend en effet d’écrire un livret pour un opéra où il souhaite que l’interprète prenne les traits de la Reine de Saba. Nerval soumet le projet à Meyerbeer quelques années après le triomphe de Robert le Diable (1831), mais l’entreprise n’ira jamais plus loin. La Bibliothèque de l’Opéra, en revanche, conserve un exemplaire de l’ébauche du livret (aujourd’hui totalement détruite), et tout porte à croire que Michel Carre et Jules Barbier y ont trouvé une matière précieuse à modifier ou à conserver. Il faut dire que cette mystérieuse reine est assez peu développée dans les récits historiques. Elle s’accommode donc parfaitement avec l’esprit de réinterprétation et d’adaptation des artistes. On trouve des traces de cette reine dans La Bible, où l’on apprend qu’elle possède un royaume dans le sud-ouest de l’Arabie autour du Xe siecle avant Jésus-Christ. Sa route croise celle de Salomon lors d’une visite où elle est escortée d’une caravane de bijoux et de pierres précieuses. La reine est surtout connue pour avoir éprouvé la sagesse du Roi Salomon en lui donnant à résoudre des énigmes.
L’Opéra de Marseille met à l’honneur cette partition oubliée de Charles Gounod pourtant particulièrement révélatrice de la musique d’une époque et d’un genre. C’est à Karine Deshayes qu’il revient de donner corps à cette mystérieuse héroïne pour qui Gounod réserve des lignes musicales d’un lyrisme envoutant. Pour s’en convaincre, le spectateur sera particulièrement attentif au grand air du IIIe acte : « Plus grand, dans son obscurité » mais également au déchirant duo d’amour qui termine la partition. (Sébastien Herbecq)
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