Créé il y a tout juste un an à Chaillot, voici Carmen(s) en tournée, qui fait halte samedi 9 février 2019 à l’Opéra Confluence d’Avignon, en co-réalisation avec les Hivernales (notre compte rendu ici). Non pas une Carmen unique, mais multiple, comme en témoigne le pluriel. Rencontre avec le chorégraphe-scénographe-concepteur vidéo, José Montalvo (photo Patrick Berger).
-José Montalvo, comment a jailli l’idée de ce spectacle ? Je crois qu’il est lié à des souvenirs personnels et familiaux ?
-Le personnage de Carmen, d’abord, représente à mes yeux la révolte, la révolte en chantant et en dansant, et m’intéressait pour cela. C’est une femme émancipée, après les libertines du XVIIIe siècle. A travers elle, Bizet parle aux femmes françaises. J’ai toujours bien aimé la liberté de Carmen. Mais elle est également liée à des souvenirs de famille. Ma grand-mère était une résistante espagnole de l’époque du franquisme, une autre image de femme libre. Et ma mère était danseuse de flamenco, et son rôle préféré était Carmen. Carmen me rappelle ma double origine. Rien de plus français que Carmen, et rien de plus espagnol que Carmen.
-En quoi Carmen est-elle devenue universelle, comme un mythe ?
-Elle touche en profondeur la liberté ; la liberté d’être soi-même, d’aimer ; une liberté intérieure dont elle est porteuse. La musique de Bizet est géniale ; elle est à la fois savante, populaire. Et Carmen est un personnage tout à fait improbable ; c’est une gitane, et elle est libre ! En tant que gitane, elle a sans doute vécu un long exode ; d’où vient-elle ? D’Asie du Sud, d’Inde ? En fait, elle est universelle dans son parcours personnel. Bizet a écrit une parodie de la musique espagnole…
-Alors qu’il n’était jamais allé en Espagne !
-En 1970 a été érigée à Séville, en face de la Plaza del toro, une statue de Carmen. Or mes danseuses, qui sont nées après 1970, croyaient que Carmen était vraiment espagnole ! C’est la preuve qu’elle est entrée dans l’imaginaire collectif.
-Comment Bizet connaissait-il l’Espagne ?
-C’est justement ce qui est génial ! Il a rencontré beaucoup d’émigrés espagnols qui s’étaient réfugiés à Paris. Voilà la richesse de l’immigration ! Lui qui est français, il ressent quelque chose de singulier, profondément. En fait les femmes qu’il a rencontrées appartenaient à « la Vie parisienne » plutôt qu’à Séville. Et il a créé un mythe dans lesquels les Espagnols se reconnaissent, qu’ils revendiquent. Vous savez que c’est l’opéra le plus joué au monde ?
-Oui, chaque pays se l’approprie un peu. Et vous-même, comment avez-vous abordé cette oeuvre ?
-J’en ai fait quelque chose d’onirique, de décalé : ce que les jeunes pensent de Carmen. L’histoire est racontée avec un contre-point, celui de femmes d’aujourd’hui, de 25-30 ans, de tous les pays, comme mes danseuses. Car ma compagnie s’est composée au fil de rencontres.
-Pour ce spectacle Carmen(s), à côté de Bizet vous avez fait appel à des percussions coréennes, une cornemuse iranienne. Ces univers sont-ils liés à vos danseuses ?
-Cet univers oriental est en effet lié aux nationalités des danseuses, et il est bien accueilli par le public. C’est une façon d’évoquer l’exode, l’immigration. Un clin d’œil musical sur ce qu’aurait pu être le parcours des gitans. Ce sont des rythmes mélangés, qui ne sont pas utilisés pour eux-mêmes, mais pour ce qu’ils peuvent représenter ensemble.
-Quant à Bizet, quels éléments de sa partition avez-vous utilisés ? Pour réaliser ce mariage, vous avez dû amputer sérieusement la partition initiale ?
-On retrouve les grands moments de Carmen. Il n’y a guère que les récitatifs qui aient été enlevés. Tous les grands airs attendus sont chantés par les danseuses ; car elles chantent aussi ; c’est une vraie comédie musicale, même si elle est décalée.
-Ce qui frappe dans les vidéos de présentation, c’est la vitalité, la jubilation solaire de l’univers de Bizet.
-C’est en effet la joie et la tragédie solaires, le rythme.
-Vous avez dit quelque part que la danse se prête mal à l’humour, et pourtant vous évoquez un spectacle décalé, donc distancié.
-Il est en effet plus difficile de trouver la légèreté et l’humour que le tragique. Mais par le rythme, par la virtuosité, on peut accéder à la légèreté que porte la danse.
-Le bonheur suppose-t-il la liberté, à travers la révolte ?
-Oui, la liberté c’est de pouvoir dire non. Carmen n’aime plus Don José ; elle a le courage et la liberté de le dire. Elle est prête à tout, prête à la mort, pour rester « vivante » parce que libre. C’est une liberté intérieure. C’est un personnage d’aujourd’hui, maîtresse de sa vie, qui s’affirme, et qui paiera de sa vie son émancipation. Elle choisit, car la liberté se conquiert. J’aime beaucoup ce personnage pour ces raisons ; c’est vraiment une femme d’aujourd’hui.
-Après Carmen(s), qui a déjà un an, mais qui continue de tourner, quels sont vos projets ?
-Ma prochaine création se fera à Chaillot en mars 2021, mais avec la même équipe. Il faut donc que la tournée soit terminée pour passer à autre chose. Tout est en gestation. Les dates sont déterminées, mais le sujet, lui, change encore (rire). C’est le moment privilégié de la création : je suis confronté à moi-même, mais je n’ai pas encore fait le choix dans un foisonnement d’idées.
-Vous les utiliserez de toute façon pour des créations ultérieures… Carmen(s) tourne ; comment l’accueille-t-on ailleurs ?
–On l’accueille bien. Nous avons fait une partie de l’Europe, notamment Allemagne et Luxembourg ; et nous serons bientôt en Suisse. Mais Carmen est bien accueillie partout, elle est universelle… » (Propos recueillis par G.ad.)
José Montalvo. Bio-express
Né en 1954 en Espagne, réfugié en France avec sa famille – de Républicains espagnols -, José Montalvo est chorégraphe, metteur en scène, vidéaste, et scénographe.
En 1988, il crée la Compagnie Montalvo-Hervier (avec Dominique Hervieu, sa danseuse de référence).
Il(s) mène(nt) de nombreux projets qui associent pleinement le public. Puis intègre(nt) peu à peu divers langages (musiques orientales et africaines, hip-hop, capoeira…)
José Montalvo a signé près d’une trentaine de créations, et a obtenu plusieurs prix et distinctions.
Il a été co-directeur, avec Dominique Hervieu, du Centre chorégraphique national de Créteil, puis du pôle danse du Théâtre national de Chaillot. Depuis septembre 2016, il est co-directeur (avec Nathalie Decoudu) de la Maison des Arts de Créteil et du Val-de-Marne, scène nationale.