Festival de La Roque-d’Anthéron 2020 : rencontre avec un grand maître du piano français Jean-Philippe Collard
Issu d’une famille de mélomanes, Jean-Philippe Collard intègre la classe de Pierre Sancan au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, il y obtient en 1964 son premier prix de piano. Après avoir été classé cinquième au concours international Marguerite Long-Jacques Thibaud en 1969, il remporte en 1970 le premier grand prix du concours Cziffra. Commence alors pour lui une carrière internationale. Il obtient les Victoires de la musique en 1988, il est fait Chevalier de la Légion d’honneur en 2003.
À ce jour sa discographie est très riche et comporte plus de 50 titres. Figure bien connue et aimée du public français, le pianiste peut se targuer d’avoir joué avec de prestigieux orchestres sous la direction des meilleurs chefs à travers le monde.
-D.B pour Classiqueenprovence : Vous avez enregistré de nombreux disques dont récemment un CD Goyescas largement récompensé par les critiques (Diapason d’Or, CHOC de Classica et ffff Télérama). Est-ce que Granados est une révélation récente dans votre vie de pianiste ?
-JPC : Tout à fait ! J’en avais une connaissance très approximative. Des amis m’en avaient parlé en me disant que c’était une œuvre que je pourrais intégrer à mon répertoire car cela me conviendrait très bien. Je ne sais pourquoi, mais ça me faisait un peu peur parce que le style de la musique espagnole est très marqué, avec ses espagnolades. Granados, je l’avais donc laissé de côté. Un peu par hasard, j’ai entendu à la radio une version des Goyescas et je me suis dit: « là, vraiment il faut que tu y ailles ! » Dès l’instant où j’ai acheté les partitions, j’ai commencé à m’y plonger et je n’en suis pas sorti. Je suis tombé aux pieds d’un monument pianistique merveilleux, d’une richesse incroyable, d’une difficulté monstrueuse mais qui mérite bien qu’on s’y attache parce que ça recèle plein de petits secrets. Contrairement à Albeniz ou De Falla, ce n’est pas une musique très typée. Je n’ai plus de distance avec cette partition, je me contente de la chérir mais ça m’a pris deux ans de travail ! Il faut dire que Granados était un pianiste incroyable dont on a quelques témoignages par des enregistrements à rouleau ; c’était un virtuose incomparable, un peu dans le style de Liszt en ce sens que rien ne lui faisait peur. On a l’impression qu’il maîtrisait le clavier de long en large, c’est très aérien comme écriture, les mains se baladent sur tout le clavier, il y a une prise de distance qui est assez difficile à capter pour ceux qui, comme moi, jouent du piano d’une manière classique. On sentait qu’il était capable de jouer parfaitement sa partition mais en même temps il pouvait sortir de la route et improviser quelque chose de tout aussi extraordinaire ! C’était un fameux bonhomme ! Sa musique est très colorée, elle va du rouge flamboyant jusqu’à des teintes très sombres inspirées par Goya. En dehors du sujet même des tableaux on ne voit pas trop de relation entre l’écriture de Goya et celle de Granados! J’ai essayé de m’intéresser de plus près à la peinture de Goya et je n’y ai que rarement vu des chemins parallèles avec la musique de Granados. Le compositeur s’est surtout servi des personnages, c’est là dessus qu’il est parti, l’amour, la mort etc…
-D.B. Quels sont vos compositeurs de prédilection ?
-JPC : C’est difficile à dire parce que nous sommes des ouvriers spécialisés : on nous demande généralement un an à l’avance de définir un programme. Le problème c’est que par notre fonction il faut que l’on soit en capacité d’aimer plus que tout la musique que l’on va jouer à un moment précis !
J’adore les œuvres que je vais jouer demain ou après demain, je les ai dans les doigts, ce sont mes favorites bien entendu comme actuellement le triptyque Chopin, Fauré, Granados, mais si vous me demandez ce que je préfère écouter aujourd’hui en tant qu’auditeur ou amateur de musique, je pourrais vous dire tout à fait autre chose, comme les sonates de Beethoven ou un concerto de Rachmaninov. C’est ce décalage qui me dérange dans cette magnifique mission qui est de transmettre la musique. Mais pour répondre à votre question, j’ai baigné depuis mon enfance dans la musique française, notamment Fauré, Debussy, Ravel car ma famille les aimait beaucoup. Ensuite je suis parti vers des répertoires plus virtuoses comme ceux de Rachmaninov parce que j’aimais le challenge de jouer ces œuvres là qui sonnent merveilleusement pour le clavier, puis je me suis rapproché du répertoire germanique : Beethoven, Schumann, Brahms et Chopin bien entendu qui couronne le tout (sans être germanique).
-D.B. Vous avez un très beau programme pour La Roque d’Anthéron ; quel lien faites-vous entre ces trois compositeurs que sont Chopin (Vingt-quatre Préludes opus 28) Fauré (Ballade en fa dièse majeur opus 19) et Granados (Goyescas, extraits) ?
-JPC : Ce qui unit les œuvres et les compositeurs, c’est la capacité qu’ils ont de faire chanter l’instrument.
Beaucoup de choses positives viennent de ma constitution physique ; en fait je suis ambidextre et j’ai toujours trouvé extrêmement aisé de bénéficier de la puissance de ma main gauche pour bâtir les fondamentaux d’une partition. Les basses sont plus chargées, beaucoup plus physiques à jouer car le clavier est plus lourd à gauche et en revanche ma main droite est tout en souplesse et c’est donc cette sorte d’équilibre que j’ai dans le corps qui détermine le confort que je peux avoir à jouer certains répertoires. Donc tout ce qui est charpenté par une main gauche puissante et dont le chant est soutenu par une main droite légère, lyrique, chantante, véloce… tout ce répertoire, je ne dis pas qu’il me va à merveille mais en tout cas il me convient !
Donc ces trois compositeurs révèlent tout ça : Chopin on n’en parle pas, Fauré aussi car sa ballade est un véritable miracle mélodique et puis Goyescas, ça chante dans tous les sens !
-D.B. Quelle place faites-vous à la musique de chambre dans votre carrière ?
-JFC : Malheureusement peu. Je comptais beaucoup sur la Musique de Chambre quand j’étais plus jeune pour plusieurs raisons : d’abord parce que j’ai horreur de la solitude, donc je voulais faire de la musique avec les copains et puis parce que j’avais le sentiment de ne pas savoir grand chose de la musique et tout ce qui pouvait être partagé, pour moi, c’était de l’or en barre. Je me disais qu’il y avait toujours des informations qui venaient de chez mes petits camarades, j’ai donc privilégié ce type de musique pendant des décennies jusqu’à former un trio avec Frédéric Lodéon et Augustin Dumay. J’ai joué avec de nombreux partenaires, accompagné des chanteurs puis, la vie s’emballe un peu, les calendriers se compliquent, on s’aperçoit que l’on n’a plus trop le temps de répéter ensemble donc je fais de moins en moins de la musique de chambre, voire plus du tout. Ça me manque de temps en temps.
-D.B. Vous avez écrit un livre, une autobiographie parue en janvier 2020, Chemins de musique (Éditions Alma).Vous êtes donc également écrivain. Pouvez-vous nous en dire plus ?
-JPC : (Rires) Je ne suis pas écrivain du tout, c’est un éditeur qui me connaissait de loin en loin, qui m’a invité à déjeuner et à l’issue du repas il m’a dit :« Je sais tout de vous, de vos enregistrements, vous ne quitterez pas cette table sans avoir signé un contrat ». J’ai pris ça à la légère ! En réalité, je savais un peu ce que je faisais parce que j’aime beaucoup écrire. Ça faisait longtemps que je désirais écrire quelques souvenirs et en particulier celui de ma rencontre avec Vladimir Horowitz. Je voulais laisser la trace de cet homme parce que je l’ai approché, admiré, aimé et côtoyé dans bien des circonstances. Ne serait-ce que pour cette raison, je désirais écrire cet ouvrage.
Alors que je prenais des vacances, il y a deux ans, je me suis installé au fond d’une petite taverne grecque en plein milieu d’après midi à l’heure où il n’y a absolument plus personne dans les rues, avec du jus de citron, une ramette de papier et un stylo et puis je me suis dit « Il faut y aller, il faut écrire » et c’est parti ! Ça ne s’est pas fait tout seul, il fallait que le livre ait une certaine consistance et qu’il y ait un plan. J’ai produit cet ouvrage et ça m’a fait très plaisir. Il y a un écueil que je voulais éviter c’était d’en faire un livre d’anecdotes. J’ai préféré parler de la musique et des musiciens.
-D.B. Comment avez-vous vécu cette période de confinement assez éprouvante surtout pour les artistes ?
-JPC : Je suis obligé de dire que j’étais dans des conditions de confort suffisamment élevées pour ne pas me plaindre ; je bénéficie d’une maison avec un jardin et comme il a fait beau, la nature était présente, je voyais le lever et le coucher du soleil, ça n’a pas été le cas de tout le monde. Je pense à ceux qui étaient enfermés dans de petits appartements avec une famille. De plus j’étais moi même en famille, ma fille était présente avec son fiancé donc ce fut une période de délassement avec des conversations ouvertes. Sur un plan plus personnel, quand on a annoncé le confinement, je me suis dit c’est ce moment que j’attendais de tranquillité, tant pis pour les circonstances, tant pis pour les concerts annulés, mais je vais en tirer de grandes conséquences personnelles, je vais réfléchir et travailler… eh bien il n’en a rien été ! (rires) J’ai sorti les volumes des sonates de Schubert, des concertos de je ne sais qui, des sonates de Beethoven que je n’avais pas jouées, le second concerto de Brahms et je me suis dit c’est le moment, j’ai des semaines devant moi je vais en profiter pour engranger des répertoires, mais ça a été une période absolument infertile à un point que vous ne pouvez pas imaginer, sans doute parce qu’il n’y avait pas d’objectif précis, pas de rythme de travail. Je dois confesser que je me suis laissé un peu aller, je me suis reposé mais dans le mauvais sens du terme parce que je n’avais plus d’horaire. On passait beaucoup de temps à table, mais sur le plan du travail, ça a été nul ! En revanche, dès que les premières indications de levée de confinement sont apparues, alors là, immédiatement le rythme s’est remis en marche, les objectifs se sont concrétisés et j’ai repris une vie même supérieure à la normale.
-D.B. Est ce que comme quelques musiciens vous avez mis en ligne des prestations ?
-JPC : Non pas du tout, j’en ai regardé quelques-unes mais il me manque la présence physique du public. Je suis incapable de livrer le moindre message si en face de moi je n’ai pas une personne. Ce problème s’est posé de nombreuses fois, je le relate un peu dans mon ouvrage. Lorsqu’il s’agissait de s’enfermer dans les studios pour enregistrer un disque, il fallait que je sois dans un autre état, il fallait que je parle à deux micros… mais c’est effrayant de donner son âme à deux micros, on n’imagine pas l’aridité du phénomène et là je n’ai même pas essayé. Mon producteur de disques a insisté, mon agent m’a dit « Pourquoi tu ne mets pas des titres sur facebook? », non je n’ai pas eu envie, il me manque le capteur d’émotions en face.
-D.B. Quels sont vos projets ? J’ai vu que du 15 au 20 septembre 2020 vous êtes directeur artistique des «Flâneries de REIMS » pour la 31ème édition, c’est une affaire qui fonctionne depuis longtemps ?
-JFC : Oui, là aussi c’est un petit peu le hasard puisque je suis natif de la région Champagne, donc quand il a fallu trouver quelqu’un pour diriger le festival, ils ont sonné à ma porte et ça fait une dizaine d’années que je suis directeur artistique d’un des plus gros festival français ; on ne le dit pas assez mais c’est un festival qui représente 50 concerts en 3 semaines, c’est une énorme production tous azimuts car il n’y a pas de lieu central. On va dans des endroits comme les caves de champagne, des concerts en plein air, dans des bâtiments religieux, dans des musées, on est itinérant dans toute la ville. Le patrimoine architectural sur Reims est somptueux et on l’utilise à son maximum. J’applique une programmation en fonction des lieux que l’on traverse et j’ai beaucoup de plaisir pour une raison majeure qui rejoint ce que je disais tout à l’heure : je parle avec des gens. J’assiste à chacun des concerts que j’ai programmé, je vois les gens avant les concerts, je les vois après, je vois leurs sourires, leur concentration pendant les concerts et ça m’aide beaucoup parce que ce métier, c’est un métier de solitude et moi je ne suis pas bien quand je suis tout seul.
Pour cette année 2020, on a annulé le festival traditionnel en juin/juillet, on a reporté une formule ramassée en septembre pour ne pas quitter notre public, pour lui montrer que nous étions toujours là et il nous fait part de sa fidélité car tous les concerts sont déjà complets.
Sinon, j’ai un calendrier assez classique, on est tous suspendus à l’actualité sanitaire. Je ne vous cache pas que l’on a été frappés une première fois et que l’on espère bien ne pas l’être une deuxième mais c’est sans garantie. Beaucoup de voyages à l’étranger ont été annulés, les activités des orchestres sont en suspens car on dit que les orchestres sont des foyers à risque à cause de la distanciation sociale qui ne peut être respectée. Le monde musical est totalement désarticulé donc on est forcément victime de cette pandémie. Mon calendrier s’est singulièrement allégé car de nombreux concerts ont été annulés, il continuera de l’être tant que l’on n’aura pas trouvé le vaccin. J’espère qu’il n’y aura pas de catastrophe à la rentrée d’automne, mais j’ai des objectifs de travail et je ne relâche pas l’effort, bien au contraire, comme le prouve ma participation le 16 août au Festival de Piano de La Roque d’Anthéron. (Propos recueillis par D.B.)
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