L’été est souvent une période intense pour les artistes, d’un festival à l’autre… Jean-Marc Luisada n’échappe pas à la règle, et, dans la région Provence du moins, il est invité cette année (2019) dans le Var au Domaine du Rayol (26 juillet) et au Castellet, Plein air (12 août), de même que dans les Bouches-du-Rhône: à Aix-en-Provence pour une Nuit pianistique avec Yuzuko Horigome violon et Laurent Camatte alto (7 août) et au théâtre des Terrasses de Gordes (Vaucluse) dans le cadre du festival international de piano de La Roque-d’Anthéron (31 juillet). C’est dans le cadre de ce dernier concert que nous le rencontrons (on trouvera un rappel de sa biographie infra, après l’entretien).
D.B. En 2017 vous avez donné salle Gaveau un concert très remarqué après une absence de plus de 10 ans de la scène parisienne. Qu’est-ce qui a provoqué ce silence?
J-M.L. Ce n’est pas de mon fait ! C’est une absence probablement due aux organisateurs de concerts qui préfèrent lancer les jeunes pianistes sur la scène parisienne, et ils sont nombreux ! Cependant, j’ai continué à jouer en France et à l’étranger mais à Paris, cela reste un mystère ; on en a parlé avec mon agent et des attachés de presse et finalement les journalistes ont tous répondu « présent », ils ont été magnifiques et se sont rendu compte que j’avais changé. Le pianiste que j’étais il y a 15 ans était différent du pianiste d’aujourd’hui, ce qui est normal avec les évènements de la vie. Le son du piano aussi peut changer, il y a 20 ans mon tempo était plus alerte, primesautier ; à présent il est plus retenu, plus douloureux.
–Comment caractériseriez-vous votre évolution depuis ces 15 dernière années?
–Evidemment, avec le temps la morphologie change petit à petit mais le son aussi se transforme. J’ai besoin de plus de sérénité, de calme, alors que lorsque j’avais 30 ans j’avais envie d’être exalté en permanence, ce qui n’est pas toujours l’idéal et finalement la sérénité, le calme, c’est ce que je recherche aujourd’hui. Je travaille dans le silence car c’est un dur labeur qui ne s’improvise pas.
–En février 2019 vous avez donné un concert en duo avec un grand flûtiste (Philippe Bernold) dans un programme très nouveau : Donizetti, Reinecke, Poulenc et Prokofiev. On a pu lire dans la presse: « un duo attachant, qui fait vivre avec fougue, virtuosité et suavité un répertoire sensible et délicat ». Quelle place occupe la musique de chambre, que ce soit en duo, trio voire quatuor, dans votre vie musicale?
–La musique de chambre est toujours présente, c’est un élément qui me nourrit et m’inspire. Il m’arrive souvent de jouer avec un merveilleux violoniste que j’aime et qui joue d’une manière incroyable, c’est Pierre Amoyal. Il réside maintenant à Salzbourg. Jouer avec un interprète comme lui m’inspire ; il en est de même avec une autre violoniste avec laquelle je joue très souvent qui est Yuzuko Horigome, grand prix Reine Elisabeth dans les années 80 et qui était très proche d’un pianiste que j’aimais énormément : Rudolf Serkin. Elle était presque sa fille spirituelle japonaise. Yuzuko et moi nous donnons des concerts et lorsqu’on se retrouve, c’est comme si on s’était quittés hier. D’ailleurs nous allons nous retrouver cet été à Aix-en-Provence le 7 août au festival « les Nuits pianistiques ». Pour moi, la musique de chambre, c’est enrichissant, c’est comme accompagner des chanteurs, ça permet d’être beaucoup plus cantabile dans notre jeu pianistique, ça nous enrichit et nous fait grandir.
–Votre carrière est marquée par Chopin, vous n’avez cessé de l’interpréter. Quel rapport entretenez-vous aujourd’hui avec sa musique et envisagez-vous une intégrale de ce compositeur?
–C’est vrai que j’aime Chopin depuis que je suis tout petit, je l’aime de plus en plus, et plus les années passent, plus je pense qu’il n’y a personne qui ait écrit aussi bien pour le piano que lui. Chopin adorait passionnément Bellini, l’opéra italien et on ne peut pas dire ça de Schumann ou de Brahms. Chopin a quelque chose d’exceptionnel qui chante, les harmonies et les jeux de la main gauche sont faits de telle manière qu’on a l’impression d’être enrobé par un orchestre symphonique extrêmement moelleux. C’est très spécial. Il pourrait remplacer le bel canto d’un grand chanteur.
Mais pour Chopin, je n’envisage absolument pas les intégrales. Je sais que Sony désire que j’enregistre dans quelques années les Préludes de Chopin, mais je ne le ferai pas dans l’immédiat. Je les considère comme l’œuvre la plus difficile à interpréter. Je suis très étonné quand je vois de jeunes pianistes qui font leurs premiers disques avec ces Préludes, et je trouve qu’il n’y a pas plus complexe, plus torturé que ces pages ; il y a mille détails foisonnants qui surgissent dans le plus sombre de l’être humain. Il faut des années pour comprendre ces compositions, comme il faut des années pour jouer les Suites de Bach pour les violoncellistes. Ils peuvent jouer ça toute leur vie, et toute leur vie leur interprétation évolue et ça les fait grandir.
-La pédagogie est au centre de vos activités. Vous enseignez à l’École Normale, et sur le site « je joue du piano.com ». Quelle place accordez-vous à l’enseignement ?
–C’est extrêmement important. J’ai eu la chance d’avoir de grands maîtres, d’immenses maîtres qui étaient comme mes parents de la musique. Denyse Rivière, ou Marcel Ciampi, qui est comme mon papa, et je peux dire aujourd’hui que Paul Badura-Skoda est aussi comme mon père, je me confie à lui, il m’inspire, on s’apporte mutuellement des choses, il m’appelle lorsque j’ai des angoisses, et des angoisses on en a en permanence parce qu’on est jamais sûr de quoi que ce soit. J’essaie de protéger mes élèves qui sont comme mes enfants et j’essaie de leur donner toujours de l’espoir. Surtout, j’ai appris au fil des années que l’élève le plus fragile ne doit pas en souffrir, il doit au contraire en être fier. Cette fragilité doit être sa qualité première et à ce moment là il peut résoudre beaucoup de problèmes.
-Le cinéma occupe une place très importante dans votre vie et par là même dans la vie de vos élèves puisque vous les initiez à la lecture de l’image. Voyez-vous une évolution parallèle entre vos interprétations et votre amour du cinéma?
–Cet amour du cinéma, je le dois à maman. Elle adorait la musique et le cinéma. Lorsque j’avais 7 ou 8 ans, elle me racontait les films avant que je puisse les voir à la télévision ou au cinéma ; je les connaissais par cœur et c’est elle qui m’a inculqué l’amour du grand cinéma : le cinéma de William Wyler, Frank Capra, de Lubitsch, de grands films hollywoodiens extrêmement profonds ; certains films me hantent toujours, ce sont par exemple les Hauts de Hurlevent de William Wyler , la Vie est belle de Frank Capra, Vous ne l’emporterez pas avec vous, ou Good bye Mister Chips de Sam Wood ; et elle m’a aussi appris le cinéma indien de Satyajit Ray qui avait fait une trilogie sur un enfant malgache, La trilogie d’Apu ; et quand j’ai voyagé en Inde en 1985 j’ai pu avoir la chance de rencontrer Satyajit Ray, qui est l’équivalent de Kurozawa ou de Renoir. C’est un immense poète, d’ailleurs il possédait un piano, un clavecin et nous avons beaucoup parlé du cinéma de Jean Renoir et du cinéma américain de Georges Stevens. Il aimait passionnément un film que j’aime à la folie qui s’appelle Une Place au Soleil avec Montgomery Clift et Elisabeth Taylor.
J’essaie de donner à mes étudiants une petite culture cinématographique pour qu’ils connaissent les grands films de Fellini, de Visconti, d’Ozou, d’Hitchkock, de Jean Renoir, pour qu’ils puissent quelquefois en parler sans évoquer uniquement des films que j’aime également, de Tom Cruise ou de comédies d’aujourd’hui qui sont sympathiques mais qui n’apportent rien intellectuellement.
-Votre discographie est très importante, quels sont vos projets dans ce domaine?
–Je souhaiterais de tout mon cœur enregistrer la Sonate en Si Bémol Majeur D 960 de Schubert et faire de la musique de chambre, peut-être par exemple les sonates de Brahms, que ce soit pour la clarinette ou le violon, pour moi ce sont des choses très importantes. La Sonate en si bémol de Schubert, c’est ce que je veux enregistrer de plus urgent. Mon éditeur n’éprouve pas le besoin de m’enregistrer dans ce répertoire, donc peut-être que je l’enregistrerai chez quelqu’un d’autre. C’est dans cette musique que je me sens le plus en harmonie.
-Travailler Schubert c’est très douloureux ?
–Oh oui, j’ai presque un rapport masochiste avec cette musique. Plus ça me fait du mal, plus je suis bien dedans.
-Dans un même enregistrement vous avez associé Chopin, Liszt et Scriabine ; or dans une interview vous dites que ce que vous préférez chez Scriabine, c’est la deuxième ou troisième période ; j’ai été un peu étonnée car la première période de ce compositeur fait fortement penser à Chopin, cela ne vous inspire pas plus que ça ?
–Oui mais il y avait la Sonate de Liszt dans ce disque, elle est truffée de chromatismes dont s’inspirait Wagner, mais Scriabine est aussi est truffé de chromatismes très novateurs. Chez Scriabine ce que j’aime le plus, c’est la Seconde sonate fantaisie op19, d’un romantisme exacerbé. Ce sont des pièces les plus hallucinées, pleines de cocaïne, de drogue, d’érotisme, comme dans les dernières compositions telles la 5ème et 9ème sonates et surtout les grandes études. Il y a une étude totalement hallucinante, qui est une sorte de cauchemar éveillé, une composition que tous les pianistes ne peuvent pas jouer parce qu’il faut avoir de très grandes mains mais ça dure 2 minutes et c’est l’un des moments de la musique moderne les plus hallucinants qui soient.
–Vous aimez la difficulté alors ?
–On aime toujours la difficulté! Etre pianiste c’est déjà accepter la difficulté, c’est un peu un rapport masochiste : plus ça fait du mal plus on est bien dedans.
-Annotez-vous vos partitions?
–Bien sûr! et j’ai été à la bonne école avec Marcel Ciampi et Denyse Rivière qui annotaient leurs partitions, et je me souviens que chez Ciampi, une ligne d’une ballade de Chopin était annotée par 3 autres lignes de doigtés différents, donc cela faisait des partitions multicolores, on se serait cru dans un métro new-yorkais.
-Quelles sont les œuvres qui font partie de votre quotidien à part Chopin?
–Schumann évidemment. J’ai enregistré les DaviDBündler et l’Humoresque il y a 30 ans et je n’aimais plus ce disque qui a été bien accueilli à l’époque ; je le trouve extrêmement daté et mal enregistré donc j’ai souhaité l’enregistrer l’année dernière et je peux être tranquille, au moins j’aurai fait ça dans ma vie, c’est pour moi ce que j’ai fait de plus abouti, de plus sincère. Voilà, je peux mourir tranquille !
-Seriez-vous tenté par une expérience de chef d’orchestre?
–Evidemment, c’est tout un art ! c’est une science. Ce que je pourrais à la rigueur faire, c’est étudier la direction mais je ne pourrais jamais être un chef d’orchestre comme les grands chefs. C’est vrai que, avec certains concertos de Mozart, de Haydn et même de Beethoven, si je dirigeais du piano avec un orchestre à moi, je suis sûr que j’arriverais à faire quelque chose de très beau avec des musiciens de mon choix. Il faudrait alors une véritable collaboration, une communion de musique de chambre avec une formation d’une vingtaine de musiciens.
-Vous avez donné un magnifique concert le 24 mai dernier à l’Auditorium de Lyon avec un programme très proche de celui prévu pour Le festival de La Roque d‘Anthéron qui vous recevra le 31 juillet au Théâtre Les Terrasses de Gordes (programme Mozart, Schumann et bien sûr Chopin). Y a-t-il un autre compositeur vers lequel vous aimeriez vous tourner?
–Oui, principalement Schubert et Brahms.
Propos recueillis par D.B. Photo Lyodoh Kaneko
Zoom sur Jean-Marc Luisada, un pianiste cinéphile
Jean-Marc Luisada commence le piano dès son arrivée de Tunisie, il a 6 ans.
A Paris il étudie avec Marcel Ciampi et Denyse Rivière, tous deux professeurs à l’Ecole Yehudi Menuhin en Angleterre. Il intègre cette école, où il va côtoyer des personnalités comme Yehudi Menuhin, bien sûr, mais aussi Michael Tippett, Nadia Boulanger, Benjamin Britten, Vlado Perlemuter.
A 16 ans, il entre au CNSM de Paris dans la classe de piano de Dominique Merlet, et celle de musique de chambre de Geneviève Joy-Dutilleux. Il obtient les Premier Prix dans ces deux disciplines. Au cours de ces années d’apprentissage, il étudie auprès de Nikita Magaloff et Paul Badura-Skoda. A l’issue du 3e cycle d’étude, il entame une carrière de soliste, faisant ses premières apparitions à la Salle Pleyel, à Gaveau. En 1983, il est lauréat du Concours Dino Ciani à la Scala de Milan et donne des concerts en Italie. En 1985, il est lauréat du prestigieux Concours Chopin de Varsovie et rencontre Vladimir Horowitz.
Jean-Marc Luisada fréquente alors les plus grandes salles françaises : Pleyel, Gaveau, le Théâtre des Champs-Elysées. Il se produit dans toute l’Europe, il est invité par les festivals de la Roque d’Anthéron, Radio France-Montpellier, Strasbourg, la Grange de Meslay, Bergen en Norvège, Festival Chopin de Valdemossa à Majorque. Féru de musique de chambre, il joue avec le Quatuor Talich et le Fine Arts Quartet, accompagne Augustin Dumay, Jean-Pierre Rampal, Michel Dalberto, Françoise Pollet, Laurent Korcia. En 1991, Jean-Marc Luisada réalise son premier enregistrement pour Deutsche Grammophon, les Valses de Chopin. Trois ans plus tard, il enregistre l’Histoire de Babar de Francis Poulenc avec Jeanne Moreau. En 1998 il réalise, chez RCA l’enregistrement du 1er Concerto pour piano de Chopin avec le Quatuor Talich, dans une version de chambre signée par Chopin lui-même. Dans le domaine pédagogique, Jean-Marc Luisada enseigne, à partir de 2001, à l’Accademia Internazionale di Musica di Cagliari. En 2006, il devient professeur de piano à l’Ecole Normale de Musique de Paris.
Il reçoit de nombreuses distinctions :
1989 Chevalier des arts et des lettres
1999 Chevalier de l’ordre du mérite du gouvernement français
2003 Officier des arts et des lettres
Actualité du disque
L’Humoresque op 20 et les Davidsbündlertänze de Schumann.
Jean-Marc Luisada avait déjà enregistré ces deux cycles majeurs du piano schumannien en 1988. Trente ans après (janvier 2018), il remet sur le métier son ouvrage ; cet enregistrement est réalisé dans la Jesus-Christus Kirche de Berlin. Le propos se fait plus concentré, offrant une lecture magistrale de ces deux chefs-d’œuvre. ( CD Sony)
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