Monsieur 100.000 casquettes
Espace Auzon, Carpentras. 17h, rencontre avec le public.
Espace Auzon, Carpentras. 20h30, concert.
Jean-François Zygel, piano
On ne présente plus Jean-François Zygel, artiste de talent et « transmetteur » de passion. Nous le suivons à la radio, à la télévision, sur scène nous l’avons vu compétiteur avec le facétieux complice André Manoukian au Thor, nous l’avons vu accompagnateur-improvisateur en ciné-concert (Nosferatu, au Palais des Princes d’Orange), nous l’avons vu improvisateur au cloître Saint-Louis pour les Chorégies d’Orange, nous l’avons manqué en compositeur dans son Requiem imaginaire, nous le découvrons aujourd’hui en synesthésiste. « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent »… Une démarche qu’il nous avait expliquée en entretien préalable.
A 17h, c’est une petite centaine de personnes qui étaient venues à l’Espace Auzon, pour une première rencontre, en entrée libre, avec Jean-François Zygel. Au-delà des anecdotes et des souvenirs, ce fut un échange fort intéressant, autour de la musique et de l’art en général, de l’improvisation évidemment, mais on s’est risqué aussi, en souriant, à la philosophie : voulons-nous tout maîtriser de la partition écrite à l’avance de notre vie, ou acceptons-nous aussi… d’improviser et de nous laisser bousculer ?
On voudrait garder en mémoire tout ce qui s’est dit, tout ce qui s’est joué, mais peut-être le charme tient-il à l’évanescence même…
De l’après-midi au soir, je passe du tout premier au tout dernier rang. Une tout autre perception. La salle est pleine à craquer, et le dernier rang de ces gradins amovibles, avec le vide derrière moi, est un peu impressionnant. Mais j’oublie vite, tant le concert est prenant, comme le prouve la qualité de l’écoute du public, enfants compris.
Sans doute l’originalité du concept a-t-elle titillé la curiosité : faire en musique le portrait de la ville hôte ! Passer de la vue au son, à la mélodie, surtout en improvisant puisque tel est le cœur de métier du pianiste, est un exercice… qui ne s’improvise pas ; cela suppose une faculté d’observation, une capacité à se laisser « prendre » par les lieux, les images, puis à les traduire dans une autre expression, qui exige un sacré talent !
Le concert commence avec quelques minutes de retard, à cause des formalités de contrôle de pass sanitaire et de vérification des sacs. Jean-François Zygel entre, salue en souriant, se met au piano. Je cherche intérieurement ce que ce beau morceau, évidemment improvisé, peut « représenter » ; c’est multiple, divers, avec des tonalités différentes : ce pourrait être la ville elle-même, sous ses multiples facettes. Et puis, un petit carillon dans les aigus donne la clef : il s’agit de Saint-Siffrein ; ensuite, la solennité « opulente » du lieu, mais aussi l’héritage des diverses époques, et, furtif, l’« Ave verum » de Mozart. C’était bien la cathédrale, le pianiste le confirmera dès la fin du morceau, un lieu dans lequel il avait donné un concert il y a 10 ans.
Ensuite Jean-François Zygel alternera systématiquement quelques mots de présentation, parfois des anecdotes historiques, toujours ses propres sensations lors de la visite récente qu’il a faite en compagnie de divers mentors. Le plus souvent, arrivé la veille, il s’est attardé, mais parfois il a préféré laisser son imagination lui raconter ce qu’il n’a pas vu ou entendu : la plaine inondée de soleil du haut de la porte d’Orange, la cloche du beffroi…
En sa compagnie on s’arrêtera successivement à la cathédrale St-Siffrein, à la synagogue, à l’Inguimbertine, à la maison Clavel, au passage Boyer, au beffroi, aux berges de l’Auzon, à la porte d’Orange ; on prendra un peu de recul, avec les Dentelles de Montmirail, et enfin le Ventoux…
La synagogue, la plus ancienne de France, un vrai « lieu de vie » avec ses diverses salles, son escalier, ses bains, son four à pain, et même sa dalle de sol imparfaite, puisque Dieu seul est parfait !
A l’Inguimbertine, seule bibliothèque-musée de France, l’artiste a eu accès à des manuscrits, dont des autographes de tel compositeur ; mais c’est la galerie des donatifs – un terme qui lui était jusque-là inconnu – qui l’a inspiré, pour un morceau vif et alerte. Cette variété, cette paix que le pianiste a ressentie, soulignée par ces « boucles de doubles croches », elles sont à l’opposé de ma propre imagination, forgée par cette sensation de solennité silencieuse qui m’a toujours saisie en traversant cette galerie depuis mes plus jeunes années.
Cet esthète qui avoue un gros péché de gourmandise a connu Carpentras, enfant, par ses berlingots ; chez Clavel il a découvert les diverses phases de leur histoire : le canal, qui arrose les cultures, les fruits dont on remplace l’eau par du sucre pour les confire, et le jus final qui, additionné d’eau et de sucre, devient petit bonbon. On se régale : l’impro musicale est sautillante à la main droite, sucrée et légère comme jeu d’enfant.
Pour le passage Boyer, j’avoue que je n’aurais pas repéré la « ligne de ciel », et l’équilibre, analyse Jean-François Zygel, entre les commerces et la verrière, entre la vie matérielle et les exigences spirituelles.
Du beffroi qui suit, et qu’il n’a vu sans doute que de loin, il évoque l’escalier – on croit monter des marches en effet -, la cloche – discrète -, et le coucher de soleil, comme celui, démultiplié, que peut admirer le Petit prince depuis sa minuscule planète.
Juste avant la rencontre post-méridienne, Jean-François Zygel s’était promené le long des berges de l’Auzon ; on entend sous ses doigts l’eau qui roule et sautille, et les pigeons obsédants couvrant les flonflons des guinguettes d’été, tandis que clignotent les lampes à led sur les 11 tiges verticales qui l’entourent en demi-cercle. Les lumières sont finement travaillées, tant celles des tentures de fond de scène que celle des ampoules plus proches, en couleurs profondes, en camaieu de coin du feu. Même si on ne les remarque pas consciemment, elles participent aux diverses atmosphères qui s’installent.
Des applaudissements nourris ont salué l’artiste, sa virtuosité pianistique, sa sensibilité, son imagination, sa poésie, et même la leçon de vie finale : comme Pétrarque montant le Ventoux, il faut bien choisir con compagnon de route, ne pas préférer l’itinéraire facile aux chemins escarpés, et toujours aller au-delà de la pure expérience sensible.
C’est plus qu’un concert, c’est une leçon de vie. Pour le public le plus large, non pas le « profanum vulgus » qu’exècre Horace, mais le « vulgus dilectum » d’un autre poète…
G.ad.
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