L’agenda du groupe I Muvrini (« les petits mouflons », en corse) est plein, tous les soirs ; après Avignon (www.operagrandavignon.fr ) le 23 février 2017, ils seront à Nice le lendemain, puis Aix-en-Provence… Leur succès ? Leur talent certes, mais aussi leur « message ». Avec son seul enthousiasme, sa volonté chevillée au corps, Jean-François Bernardini est la voix de la paix, de la « non violence » (c’est le sous-titre du spectacle des Muvrini), sans angélisme mais avec une confiance prête à déplacer les montagnes. Le rencontrer, c’est repartir revigoré.
-Votre berceau artistique, ce sont les polyphonies corses. Quelles valeurs, humaines autant qu’artistiques, véhiculent-elles ?
-C’est le blues de la Corse, son gospel, son fado. Des traces d’une culture ancestrale, montagnarde, rurale. Je dis souvent que la Corse est une petite Amazonie en Méditerranée. Sa langue, ses chants, sont profondément marqués par la ruralité. On chante les polyphonies en cercle, ce n’est pas anodin. La ruralité, c’est la matrice circulaire, c’est la matrice de l’empathie, de la solidarité, de la gratitude. Ces valeurs, c’est le fondement de ce qui fait la terre, la communauté, les siècles traversés. La beauté de ces chants, c’est aussi leur force de transmission profonde, que ce soit dans le sacré ou dans le profane. C’est l’ADN musical de la Corse, connu dans le monde entier. Mais nous avons toujours essayé de ne pas nous y figer, de ne pas nous y enfermer. Car la Corse change, aussi.
-Le projet Invicta répond bien à cette ouverture au monde.
-Oui, c’est le projet de nous renouveler en permanence. C’est la mission de l’artiste de porter l’inquiétude du monde. Monter sur scène pour un concert, c’est aussi monter sur la scène du monde. La période que nous vivons réquisitionne les consciences. Invicta, c’est l’insoumise, qui défend les droits de l’âme. Avec un seul mot juste, on peut ensemencer les âmes. C’est là la mission de l’artiste : ou l’artiste crée la lumière, ou il est banalement décoratif. N’oubliez pas notre sous-titre, « Music for non-violence ». C’est pour cela que nous mouillons le maillot, même en dehors de la scène. C’est l’insoumission à la culture de désolation qu’on nous sert aujourd’hui. Aujourd’hui on nous propose une idéologie du désengagement. Moins tu es engagé, nous dit-on, plus tu es artiste. Nous, nous disons le contraire. L’époque nous intime l’ordre de l’engagement. Si vous sentiez cette famine de nourriture, d’engagement, dans les salles ! Les gens sont fervents de mots incarnés. Nous leur disons que l’être humain est bien plus beau, bien plus fort, que ce qu’on nous présente tous les jours. Et qu’il y a tellement plus de raisons d’espérer !
-Vous dénoncez les maux du monde. Mais pensez-vous que l’artiste puisse infléchir le cours des choses, pour le présent et le futur ?
-C’est justement toute la question de la culture dans le monde. Enlevez la culture dans le monde, et vous enlevez les interrogations qu’elle porte, les fenêtres qu’elle ouvre, la nourriture qu’elle donne aux consciences. Le rôle de la culture, c’est de dire les choses que le monde ne dit pas, de poser les questions que le monde ne pose pas. Certes, il faut du talent pour le dire. Il faut que cela devienne beauté pour nous. Car les chansons ne sont pas des tracts. Nous devons connecter le public avec les émotions qui nous mettent en marche. Les artistes sont les virtuoses de l’émotion, et nous avons l’insolence de le faire dans la beauté et le bonheur. Car il faut être heureux pour porter les interrogations du monde.
-On a toujours tendance à noircir sa propre époque, et l’histoire politique et sociale d’aujourd’hui n’est guère encourageante. Pensez-vous qu’il y ait malgré tout des raisons d’espérer ?
-Il y a de multiples raisons d’espérer, des chantiers merveilleux, des défis exaltants. Je viens de faire 250 rencontres dans les lycées, les collèges, les universités. Le soir, je rentre chez moi, je suis milliardaire, et pourtant ces conférences sont toutes gratuites. La boussole de la non-violence, c’est l’outil du XXIe siècle ; ça l’était déjà au XXe siècle, avec Martin Luther King, le Larzac…, ça l’est encore plus aujourd’hui. Il nous faut chercher comment un homme peut désobéir à ce qu’on lui vend tous les jours, la passivité, et lutter en même temps, à l’autre extrême, contre la violence. Nous, nous ne voulons ni l’une ni l’autre pour lutter contre l’injustice, ni la passivité ni la violence. Cela nous met en colère évidemment, vous ne le voyez pas, mais je suis profondément en colère, cela nous interpelle. Mais ce sont de merveilleux chantiers devant nous. Nous sommes sept milliards dans la salle de classe. Le devoir de la culture, c’st de construire des petits prototypes pour ces chantiers, comme la Fondation de la Corse au Mali, que vous connaissez peut-être, qui travaille depuis 6 ans. Ce qui nous passionne, c’est les solutions. C’est elles qui changent le monde. Aujourd’hui, plus on est négatif, plus on est à la une. Nous, nous mettons à la une l’intelligence, et la non-violence qui en est une composante. Nous percevons une immense famine, une famine de découvrir ce qui est pour l’instant une totale inconnue. Dès qu’on en a la clef, alors on libère des enthousiasmes inimaginables.
-Pensez-vous qu’il soit concrètement possible de changer le monde ?
-Je vous donne quelques exemples. A l’IUT de Saint-Denis (vous avez bien compris ? C’est dans le 93), vient de s’ouvrir, le 2 février 2017, le premier espace universitaire en France où l’on enseigne la non-violence. Il n’y avait pas de chaire universitaire de non-violence en France. Cela existe un peu partout en Europe, en France cela vient juste de se créer. Un autre exemple : les clubs de foot de Saint-Etienne ou de Bastia forment leurs cadres à la non-violence. Je vous en parle avec ferveur, parce que nous ne sommes pas dans les idées, nous sommes dans l’action. Ce n’est pas une conférence, mais c’est la façon dont on construit des réponses, des prototypes utilisables. Ce sont des justes qui s’adressent aux justes du monde, et qui travaillent ensemble. On mène ce même combat en solidarité avec le monde.
Propos recueillis par G.ad. en février 2017